L'acc�s � l'information juridique au Qu�bec : le pr�sent et l'avenir

 

Allocution de Me Jean-Yves BRI�RE, avocat

Auteur

 

Comme le titre le sugg�re, il s�agit d�une pr�sentation personnelle et non pas du point de vue commun des auteurs.  Est-il besoin de pr�ciser que je ne dispose d�aucun mandat reconnu ou occulte pour parler au nom d�autrui.  De ce fait, mes commentaires n�engagent que moi-m�me.  D�s le d�part, une mise en garde s�impose, mon propos vise d�lib�r�ment � susciter la controverse, voire m�me la pol�mique.  Je crois qu�il est essentiel de lancer un pav� dans les eaux troubles de l�information juridique et des nouvelles technologies.  J�esp�re ainsi provoquer quelques discussions et d�bats et je vous serai gr� d�excuser � l�avance mes �carts de langage. 

A) Le paradoxe 

En ce d�but de nouveau mill�naire, le monde juridique qu�b�cois vit un paradoxe des plus saisissant.  D�une part, jamais la communaut� juridique n�a dispos� d�autant d�information, l�accessibilit� � la jurisprudence est maintenant chose faite.  Plusieurs milliers de d�cisions sont dor�navant accessibles.  Nous disposons d�une vaste gamme d�outils de recherche : 

  • banque de donn�es ;
  • sites internet ;
  • r�pertoires sp�cialis�s ;
  • lois annot�es ;
  • compilations ;
  • etc.

Par ailleurs, malgr� l�abondance des sources d�information, selon moi, l��tat de la science juridique est au plus mal pour ne pas dire dans un �tat d�plorable.  Il me semble que la doctrine qu�b�coise est rong�e par un mal pernicieux et peut-�tre m�me incurable. 

Pour paraphraser le philosophe Charles Taylor[1], nous pourrions dire que nous vivons l��re de la primaut� de la raison instrumentale.  Ainsi, nous avons tendance � accro�tre le prestige qui aur�ole la technologie et qui nous fait chercher des solutions technologiques alors que les v�ritables enjeux sont d�un tout autre ordre.  La communaut� juridique n�a d�int�r�t que pour les nouveaux instruments de recherche qui sont et qui seront bient�t accessibles.  D�aucuns pr�tendent m�me que les nouvelles technologies de l�information permettront � l�avocat de rendre de meilleurs services professionnels, � co�t moindre et d�accro�tre ainsi l�accessibilit� � la justice. 

Dans un tel contexte, l�information juridique devient un produit de consommation comme les autres et de ce fait, elle se doit d�ob�ir aux implacables lois du march�.  Ainsi, pour stimuler et accro�tre la demande, les intervenants inondent litt�ralement le march� de diff�rents produits et malheureusement, souvent il y a des doublons.  Des efforts financiers et humains consid�rables sont orient�s vers le d�veloppement d�une quincaillerie de plus en plus sophistiqu�e et ce, au d�triment, selon moi, du d�veloppement d�une analyse critique du droit.  Je pourrais m�me dire en boutade, qu�aujourd�hui, il importe davantage de conna�tre les d�cisions rendues par la Cour du Qu�bec, division des petites cr�ances du district de Mingan que d�avoir une doctrine coh�rente et critique dans un domaine du droit. 

B) Les effets pervers 

Cette surabondance de l�information juridique entra�ne des effets pervers consid�rables chez tous les intervenants de la communaut� juridique. 

i)    Les auteurs 

Cette nouvelle donne et les imp�ratifs �conomiques qui en d�coulent, imposent g�n�ralement aux auteurs l�obligation de pr�senter en vrac le maximum d�information possible.  Les �best sellers� dans le domaine juridique sont souvent des lois annot�es ou des compilations de la jurisprudence.  Dans ces ouvrages, l�auteur se doit de r�sumer les d�cisions en quelques lignes, tout en �vitant les nuances trop pouss�es.  Cette nouvelle doctrine qui peut �tre affubl�e du titre de �fast food� juridique, interdit presque � l�auteur de pr�senter les tenants et aboutissants de chacune des d�cisions.  De plus, elle lui interdit �galement une approche historique et critique des d�cisions.  Finalement, de crainte de se faire reprocher de ne pas avoir rep�r� et r�pertori� une d�cision, l�auteur ne proc�de gu�re plus � une s�lection de la jurisprudence.  Il me semble faux de pr�tendre que toutes les d�cisions doivent subir un traitement unique et identique.  Dans un tel contexte, la doctrine se limite souvent � de simples r�sum�s de lecture. Les auteurs, comme bien d�autres d�ailleurs, confondent quantit� et qualit�.  Sous le diktat des lois du march�, il est difficile pour un auteur de faire un ouvrage qui va au-del� de l�information brute et qui d�gage l��tat du droit de fa�on pr�cise, claire, coh�rente et par-dessus tout, d�un point de vue critique dans un domaine particulier. 

ii)  Les plaideurs 

La raison instrumentale influence �galement la fa�on de travailler des plaideurs.  Certes, les instruments modernes de recherche accroissent sensiblement la rapidit� de l�op�ration de recherche mais l�abondance des sources d�information n�cessite des recherches de plus en approfondies et par voie de cons�quence, beaucoup plus co�teuses.  Il me semble difficile de pr�tendre que la technologie abaisse le co�t des services juridiques, il me semble qu�au contraire, les co�ts ne cessent de cro�tre.  De plus, comme les auteurs ne s�lectionnent � peu pr�s plus les d�cisions, le plaideur se doit de lire une masse consid�rable de d�cisions qui ne sont souvent, avouons-le, que des illustrations particuli�res d�un principe qui est par ailleurs, souvent bien connu. 

Dans ce nouveau contexte, de peur d�oublier une d�cision, le plaideur se pr�sente au tribunal arm� d�une liasse de documents de plus en plus volumineuse.  C�est alors que les deux juristes se livrent � une v�ritable guerre des onglets.  Les arguments s��tirent et le temps des plaidoiries �galement.  Malheureusement, il faut le dire, dans bien des cas, la majorit� de ces autorit�s sont peu pertinentes voire carr�ment inutiles. 

iii) Les magistrats 

Les magistrats n��chappent pas � cette nouvelle tendance, eux aussi sentent l�obligation de distinguer leurs d�cisions de celles qui furent cit�es par les procureurs.  De ce fait, il arrive r�guli�rement que les d�cisions des tribunaux ressemblent � de v�ritables th�ses de ma�trise comportant de nombreuses notes infrapaginales.  Ainsi, en ce milieu, on semble �galement confondre quantit� et qualit� ou lourdeur et profondeur.  Les d�cisions sont souvent dilu�es de consid�rations accessoires et non n�cessaires qui ont pour effet de rendre p�rilleux l�objectif de toute d�cision, soit la motivation.  Un tel proc�d� r�duit la force de conviction de cette troisi�me plaidoirie.  Au terme de la lecture de plusieurs d�cisions, il est parfois difficile, apr�s tant de digressions, de comprendre la justesse de la conclusion impos�e d�autorit�.

 Conclusion

En terminant, une derni�re pr�cision, je ne suis pas contre le d�veloppement des nouvelles technologies, par contre, je suis farouchement oppos� � la seule primaut� de la raison instrumentale.  Je crois que collectivement, nous devons cesser de confondre quantit� et qualit� et qu�il est imp�ratif d�investir davantage pour soutenir les auteurs au lieu de miser sur la seule technologie.  � moins d�un s�v�re coup de barre et ce, �  tr�s court terme, il est � craindre que la seule doctrine qui puisse survivre au Qu�bec soit comme l�alimentation rapide, c�est-�-dire, sans aucun go�t, odeur ni couleur.


[1] CHARLES TAYLOR, Grandeur et mis�re de la modernit�, Montr�al, Bellarmin, 1992, p. 17.