Allocution de Me Hubert Reid Directeur de l’édition, Wilson & Lafleur ltée |
INTRODUCTION
Je
tiens à préciser que je vous présente aujourd’hui le point de vue d’un
éditeur et non celui de l’ensemble de ceux qui oeuvrent au Québec. Je présume toutefois que mes
propos feront l’objet d’un large consensus, du moins chez les éditeurs
privés. De
plus, il me semble important de vous livrer des informations concrètes sur
l’état actuel de l’édition juridique au Québec et sur ses perspectives
d’avenir. Un tel éclairage
pourra rendre service aux personnes appelées à prendre éventuellement des
décisions relativement à la diffusion de l’information
juridique. 1-
LA SITUATION ACTUELLE Dans
cette première partie, j’analyserai l’état du marché ainsi que les
contraintes ou les obstacles que rencontrent les éditeurs. 1.1.
Le marché actuel de l’édition juridique québécoise 1.1.1. Le nombre d’éditeurs
juridiques Le
Québec compte plus de quinze éditeurs juridiques. Tous connaissent les principaux
(SOQUIJ, Wilson & Lafleur, Les Éditions Yvon Blais/Carswell, Les
Publications CCH, Les Publications du Québec et Quick-Law). Il ne faut pas oublier les
différentes presses universitaires ainsi que d’autres diffuseurs de
l’information juridique (ex. Modulo, le Centre de recherche en droit
public de l’Université de Montréal, les Éditions juridiques
FD). Comme
on peut le constater, le nombre d’entreprises qui se partagent le marché
est fort élevé. 1.1.2.
Le chiffre d’affaires annuel des
éditeurs Si
l’on exclut les publications en droit fiscal, le chiffre d’affaires des
éditeurs oeuvrant au Québec est d’environ 25 millions de dollars par
an. Il nous faut donc être
conscients que nous ne constituons qu’une goutte d’eau dans la mer de
l’édition juridique mondiale car le chiffre d’affaires des grands éditeurs
internationaux (ex. Wolters Kluwer, Thompson, Butterworths, Havas, De
Boek) s’exprime en milliards de dollars. 1.1.3. L’évolution des tirages Il importe de savoir que, malgré une augmentation très forte du nombre de juristes québécois, depuis cinquante ans, les tirages pour les monographies n’ont cessé de diminuer. Voici quelques exemples à ce sujet. Durant les années 1950, le Barreau du Québec comptait moins de deux mille membres et les tirages variaient de 1 000 à 1 500 exemplaires pour chaque volume. C’est notamment le cas de la Collection Trudel, publiée par Wilson & Lafleur, dont le tirage de 1 500 s’est écoulé en quelques mois. En 1975, le nombre de membres du Barreau s’élevait à 4 960. Il est intéressant de noter que l’édition du Code criminel annoté du juge Lagarde, tirée à 1 200 exemplaires, s’est épuisée en moins de six mois, même si le coût unitaire était de 400 $. En 1980, 7 725 personnes étaient membres du Barreau et les tirages chez les éditeurs juridiques variaient de 1 000 à 5 000 exemplaires. En
l’an 2000, bien que le Barreau compte près de 19 000 membres – et la
communauté juridique plus de 23 000 personnes si l’on ajoute les juges et
les notaires – , les tirages vont de 300 à 2 000 pour la version papier
des ouvrages. Quant aux
versions électroniques, les tirages sont fort
modestes. 1.1.4.
Le prix de vente des
volumes Certains
prétendent que l’édition juridique coûte cher au Québec. Il s’agit là d’une fausse
impression, surtout si l’on fait des comparaisons avec l’édition hors
Québec. Par exemple, 137 titres ont été publiés en 1999 et leur prix unitaire s’élevait à 60.80 $. En l’an 2000, 158 titres ont paru à ce jour et leur prix unitaire a baissé à 56.25 $. Permettez-moi de vous raconter un fait récent qui illustre parfaitement mes propos. Il y a quelques jours, le président de la campagne de souscription pour l’Université de Sherbrooke a écrit aux étudiants pour leur demander de faire à leur institution un don équivalent au prix moyen d’un volume universitaire, soit 85 $. Les éditeurs juridiques québécois sont encore loin du compte! L’édition juridique québécoise se vend au moins 40% moins cher que l’édition canadienne hors Québec. Autre exemple : les volumes de droit en Belgique – pays comparable au Québec – se vendent deux fois plus cher qu’ici. Au
mois d’octobre dernier, je me suis rendu à la Foire du livre de Francfort
où se rencontrent environ 10 000 éditeurs. Les éditeurs juridiques que j’y ai
rencontrés ne comprennent par notre structure de
prix. 1.1.5.
La clientèle des éditeurs
juridiques La
clientèle naturelle des éditeurs est facilement identifiable : la
magistrature, les membres du Barreau, de la Chambre des notaires, de la
Chambre des huissiers de justice ainsi que les
gouvernements. Selon
des sondages effectués au cours des dernières années, 60% de la pratique
des avocats et des avocates est reliée au droit civil et à la procédure
civile. Lorsqu’on y ajoute le
droit du travail, le droit administratif, le droit des compagnies et les
chartes, on touche plus de 80% de la pratique. On
peut présumer que le pourcentage est aussi élevé chez les notaires et les
juges. D’ailleurs,
lorsque l’on consulte la jurisprudence de nos tribunaux, deux conclusions
s’imposent : ·
L’information
fournie par les éditeurs québécois répond aux besoins de la très grande
majorité des usagers, qu’ils soient des individus ou des citoyens
corporatifs; ·
La
plupart des décisions de nos tribunaux se fondent exclusivement sur une
information diffusée par des éditeurs
québécois. Certains peuvent prétendre que l’information fournie par les éditeurs québécois est incomplète ou ne répond pas aux besoins des usagers. Il faut alors se demander si ces personnes ne représentent pas une clientèle que l’on retrouve essentiellement dans les quinze à vingt grands cabinets d’avocats que compte le Québec dont une portion de la pratique dépasse le cadre de l’exercice général de la profession juridique au Québec. 1.2.
Les contraintes du marché actuel Quels
sont les problèmes auxquels sont confrontés présentement les éditeurs
juridiques et quel en est l’impact, non seulement sur les éditeurs mais
également sur la communauté juridique? 1.2.1 Les principaux problèmes On peut en identifier quatre : ·
La photocopie Il
est bon de se rappeler que, en novembre 1983, SOQUIJ avait publié quelques
numéros de Jurisprudence-Express dont il était impossible de photocopier
l’information de base concernant les jugements recensés (nom des parties,
numéro de dossier, désignation du tribunal, numéro de J.E.). Or, les premières personnes qui
ont réagi à cette initiative furent les membres de la magistrature à qui
les avocats ne pouvaient plus transmettre des photocopies des résumés de
J.E. D’ailleurs, il est de commune renommée que l’on photocopie sans aucune retenue les ouvrages juridiques tant dans les bibliothèques universitaires et les bibliothèques du Barreau que dans les cabinets d’avocats, de notaires et de juges. ·
Le « scanning » Dans certains cabinets d’avocats, on «scanne» des volumes afin de les rendre accessibles à un plus grand nombre de leurs membres, plutôt que d’acheter plusieurs exemplaires d’un même volume. ·
La reproduction de CD-ROM Il est connu que certains reproduisent des CD-ROM afin d’en faire profiter des collègues, et ce, à l’insu des éditeurs. ·
La vente du livre usagé Certains étudiants préfèrent se procurer pour leurs cours des livres usagés, même s’ils ne sont pas à jour, à cause des économies dont ils peuvent alors profiter. Les éditeurs et les auteurs sont les principales victimes de ces problèmes. Il est connu que toute publication comporte des frais fixes qui ne sont pas reliés au tirage déterminé par l’éditeur. C’est le cas notamment des frais de composition, de révision linguistique et de lecture d’épreuves. Or, lorsque les tirages diminuent, l’éditeur doit répartir ses coûts sur un nombre plus restreint de volumes. Il s’ensuit que leur prix de vente est plus élevé, ce qui incite alors certaines personnes à … photocopier, « scanner », etc. ! Par contre, on oublie trop souvent l’impact de ces problèmes sur les auteurs. Il faut se rappeler que, en règle générale, les auteurs sont rémunérés sur la base d’un pourcentage du prix de vente de leur ouvrage. Or, plus les tirages diminuent, moins ils reçoivent de royautés. Il s’ensuit que, à cause de la réduction de leurs revenus, ils s’interrogent sur leur intérêt à poursuivre leurs efforts de rédaction. Certains usagers affirment respecter la Loi sur les droits d’auteur qui, à leur avis, leur permet de photocopier de larges extraits de volumes car ils le font à des fins personnelles. Même si cela était vrai et qu’ils agissaient en toute légalité, ils ne se rendent pas compte que, s’ils démotivent les auteurs, ceux-ci préféreront garder l’information pour eux ou choisiront de la monnayer sous une autre forme, notamment en agissant comme conseils pour des cabinets d’avocats ou pour des entreprises. Il faut avoir constamment à l’esprit que la denrée la plus rare et la plus fragile dans l’édition juridique, ce sont les auteurs. En terminant cette partie de mon exposé, j’aimerais poser une question au bâtonnier du Québec, Me Ronald Montcalm, qui, dans le Journal du Barreau daté du 1er décembre 2000, écrivait : « Aujourd’hui et dans les années qui vont venir, la question importante n’est plus de savoir qui est propriétaire de l’information requise et où elle se trouve mais de l’obtenir le plus rapidement possible tout en s’assurant de sa qualité. » Un tel propos m’intrigue, compte tenu de l’état actuel de l’édition juridique au Québec. 2- LES PERSPECTIVES D’AVENIR Ma réflexion à ce sujet porte sur trois thèmes : la diffusion de l’information de base, la diffusion de l’information à valeur ajoutée et la création de portails, de bibliothèques virtuelles et de moteurs de recherche en langage naturel. 2.1. La diffusion de l’information de base Il s’agit de l’information brute, sans aucun traitement, qui porte sur la législation et la jurisprudence. 2.1.1. Le coût d’acquisition À mon avis, l’arrêt prononcé le 17 avril 2000 par la Cour d’appel dans la cause Wilson & Lafleur c. SOQUIJ et la P.G. du Québec a fixé les paramètres pour les frais reliés à l’acquisition de la jurisprudence par les éditeurs juridiques. L’État a le droit de se faire rembourser les coûts réels qu’il encourt pour la diffusion des jugements. La même logique devrait s’appliquer pour la diffusion des lois et des règlements du Québec. 2.1.2. Le nombre d’intervenants Présentement, huit entreprises diffusent de la jurisprudence au Québec. Quant à la législation, il existe sept diffuseurs québécois. Est-il normal que, dans un si petit marché, on puisse se payer le luxe d’un aussi grand nombre d’intervenants pour une information de base qui n’exige aucun traitement? De plus, s’il entre dans la mission de l’État de diffuser la législation et la jurisprudence, comment peut-on exiger de SOQUIJ qu’elle s’autofinance ? 2.2. La diffusion de l’information à valeur ajoutée Je vise essentiellement ici les lois annotées, la doctrine et les services de recherche. Pour les fins de cet exposé, j’exclus, comme n’étant pas de la valeur ajoutée, les textes explicatifs qui accompagnent la législation ainsi que les mots-clés et les résumés rattachés à la jurisprudence. 2.2.1.
Le rôle de l’État L’État
ou les organismes publics ou semi-publics créés par l’État ne devraient
par intervenir dans ce domaine. Lorsqu’ils se lancent dans
des produits à valeur ajoutée, ils possèdent des avantages majeurs dont ne
bénéficient pas les éditeurs privés (coût d’accès à l’information de base,
prise en charge par l’État de certains coûts de fonctionnement,
etc.). Il y a là
concurrence déloyale que les éditeurs privés ne peuvent que
déplorer. 2.2.2. Le rôle des ordres professionnels À mon avis, il n’entre pas dans la mission des ordres professionnels de choisir, de façon directe ou indirecte, l’information qui doit être diffusée à leurs membres. Il m’apparaît plus que discutable qu’un ordre professionnel finance, à même les cotisations qu’il impose, des publications à valeur ajoutée. Lorsqu’il le fait, il effectue pour ses membres des choix qui ne doivent appartenir qu’à ces derniers. Trouverait-on normal que l’Ordre des médecins choisisse pour ses membres les instruments chirurgicaux dont ils ont besoin ? 2.2.3. Le rôle des éditeurs privés Nous vivons dans une société où l’on croit encore au jeu des forces du marché. L’État et les ordres professionnels ne doivent se faire aucun souci : pour la diffusion de l’information à valeur ajoutée, ils n’ont qu’à faire connaître leurs besoins aux éditeurs privés et ceux-ci répondront sans délai à leurs demandes. 2.3. La création de portails, de bibliothèques virtuelles, de moteurs de recherche en langage naturel Ce sont des idées ou des projets qui circulent présentement dans notre milieu. Dans certains cas, on s’inspire d’expériences vécues dans d’autres milieux; parfois, des propositions naissent de la réflexion ou de l’imagination de certaines personnes vivant au Québec. On doit toutefois se demander où se termine la réalité et où commence le rêve lorsqu’il s’agit de diffuser l’information juridique. À mon avis, il existe une réalité incontournable : le Québec constitue un marché minuscule, dans le domaine juridique. Il faut alors faire preuve de prudence lorsque l’on cherche à s’inspirer des expériences externes. Les éditeurs juridiques étrangers peuvent créer des portails et monter des bibliothèques virtuelles même si leur rentabilité n’est présentement pas au rendez-vous; leurs autres sources de revenus leur permettent d’être patients. Organiser
l’information, créer du contenu et préparer des produits à valeur ajoutée
coûte très cher. Il faut donc
tenir compte de cette réalité dans la conception de projets à l’intention
de notre milieu juridique. Croire que des moteurs de recherche en langage naturel vont remplacer bientôt le travail des chercheurs en droit est, à mon avis, synonyme de rêver. Dans la revue Commerce, parue en octobre 2000, on mentionnait l’existence d’étoiles montantes qui oeuvrent dans le monde du langage naturel. On y apprenait notamment qu’avec son système d’«ADN linguistique », une entreprise offre de quoi résumer des textes en quelques secondes et qu’une autre s’apprête à révolutionner le marché des moteurs de recherche en offrant sa technologie de recherche en langage naturel. Si tout cela est vrai, l’avenir est sombre pour notre profession et il nous faudra tous nous recycler éventuellement! Il existe également un autre rêve, celui de croire qu’il sera simple de mettre à la disposition de la communauté juridique, sur Internet, les fonds d’édition des éditeurs juridiques québécois. A-t-on consulté les éditeurs avant de lancer cette idée? A-t-on consulté les auteurs pour leur exposer les avantages d’une mise sur Internet du contenu de leurs publications? A-t-on évalué les coûts d’une telle entreprise? CONCLUSION Présentement,
notre milieu s’interroge sur les choix qu’il doit faire concernant la
diffusion de l’information juridique. Jusqu’à ce jour, chacun effectuait
sa réflexion en vase clos, sans nécessairement tenir compte de la présence
des autres intervenants. Puissions-nous
souhaiter que notre colloque constitue la première étape dans un processus
de consultation mis en place avant que chacun prenne, dans son champ de
compétence, des décisions réalistes qui répondent adéquatement aux besoins
des justiciables. |