========== Association
Québécoise pour le développement de l'informatique juridique ==========

Informatique et Droit
Congrès international
AQDIJ
Montréal 1992

Banques de données et concurrence déloyale:
du trouble instillé par la proposition de directive du conseil concernant la protection juridique des bases de données

Nathalie POUJOL
Chargée de Recherche
CNRS FRANCE
Juillet 1992

A l'heure où l'idée de protéger les banques de données par le droit d'auteur fait naitre un sentiment mêlé d'engouement et de septicisme , le Conseil des Communautés européennes propose une deuxième voie : celle du "droit d'empêcher l'extraction déloyale du contenu de la base de données". [1]

Nouveau concept ?

Concept recouvré ?

Les plumes ne vont pas cesser d'accrocher le papier en quête d'une consécration ou d'un banissement du nouveau-venu dans cette constellation des droits pudiquement nommés "spécifiques".

A quelles clameurs joindrons-nous nos voix ?

C'est que la clairvoyance n'est pas aisée dans l'identification d'un "phénomène" qui semble emprunter ses traits à plusieurs sources d'inspirations .

Quelle paternité assumer ? Et quels en seronts les effets ?

I. Nature du droit d'extraction déloyale

La rédaction de l'article 2.5 de la proposition de directive plonge dans un premier embarras .

L'article 2.5 dispose , en effet, que : "Les Etats membres prévoient un droit pour le créateur d'une base de données d'interdire l'extraction et la réutilisation non autorisée du contenu d'une base de données, en tout ou partie, à des fins commerciales... "

Quelle est la portée de ce droit ?

Dans quelle sphère de la protection contractuelle ou non contractuelle sommes-nous plongés ?

A. Prolongement contractuel

Une première lecture, littérale, autorise à penser que le créateur de la banque de données a le droit d'interdire l'extraction et la réutilisation non autorisée du contenu de la base.

L'expression "non autorisée" accréditerait l'hypothèse de la sphère contractuelle ( en dépit du pléonasme qu'elle provoque) .

Cette faculté "contractuelle" d'interdire serait le pendant du droit "privatif" d'autoriser .

Ce droit que doivent "prévoir" les Etats membres s'inscrirait alors dans la marge de manoeuvre contractuelle du créateur de banque de données

Quel serait l'intérêt d'une telle disposition rétorquera-t-on ?

Celui de légitimer, a priori, de telles clauses dont on pourrait se demander, suivant les systèmes juridiques en cause , quelle serait leur validité au regard de l'ordre public; et d'harmoniser ainsi les pratiques contractuelles.

Mais les "aspirations" à une protection énergique, si ce n'est efficace, des banques de données et les "considérant" de la proposition de directive conduisent à assigner à cette disposition une mission plus ambitieuse.

B. Affirmation d'un droit erga omnes

La protection instaurée par la directive aurait une vocation plus large . Elle existerait du fait même de l'existence de la banque de données et s'imposerait à tous, indépendamment de toute relation contractuelle .

Elle prendrait la forme d'une action en responsabilité civile ou d'une protection privative .

1. Action en concurrence déloyale

A l'expression extraction déloyale répond, en écho, le concept de concurrence déloyale.

Sont-ils synonymes ?

La proposition de directive a-t-elle voulu pointer du doigt le recours qu'offrait aux créateurs de banques de données l'action en concurrence déloyale ?

Il est très tentant de répondre par l'affirmative , tant cette action est pressentie comme une planche de salut pour les producteurs de banques de données non protégées par le droit d'auteur .

La référence à des "fins commerciales" et le qualificatif "déloyal" , et plus largement, l'esprit de la protection, tendant à interdire la réutilisation non autorisée du contenu d'une banque de données, justifient cette interrogation .

Qu'en est-il réellement ?

Physionomie des comportements déloyaux

L'action en concurrence déloyale a pour vocation de sanctionner , sur le terrain de la responsabilité civile, quiconque aura commis un acte de concurrence fautif .

Les formes de déloyauté sont très variées . Leurs manifestations en sont habituellement la confusion, le dénigrement et la désorganisation .[2]

Le dénigrement et la désorganisation ne sont pas concernés par le procédé d'extraction déloyale .

Quant à la confusion, de quel acte peut-elle résulter ?

Trois hypothèses principales de comportement risquant d'engendrer la confusion nous apparaissent pour les banques de données

L'utilisation d'un signe distinctif de la banque est l'hypothèse la plus facile . La pratique du "racolage" télématique est également un risque, amplifié par la facilité de pénétrer dans un système d'information .

Mais c'est surtout l'utilisation, par un concurrent, de la banque de données ou de produits issus de l'interrogation de la banque de données (qu'elles aient été obtenues régulièrement ou frauduleusement) qui retiendra notre attention; par les difficultés qu'elle suscite au regard des principes de l'action en concurrence déloyale et par la proximité qu'elle entretient avec le concept d'extraction déloyale .

L'utilisation de la banque de données ou des produits de la banque présente trois facettes.

Il peut s'agir, purement et simplement, de la copie servile de la banque de données, commercialisée par un tiers .

Il peut s'agir, également, de la copie servile de la banque de données que l'on intègre dans un corpus plus étendu aux fins de commercialisation .

Il peut s'agir, encore, de l'extraction de produits de la banque, diffusés tels quels ou intégrés dans un autre corpus.

Il peut s'agir, enfin, du maquillage de la banque de données ou des produits de l'interrogation aux fins de les diffuser tels quels ou intégrés dans un corpus plus large.

L'extraction et la réutilisation non autorisée du contenu de la banque de données, en tout ou partie, prévus à l'article 2.5 de la proposition de directive, couvriraient ces quatre types de comportements délictueux .

On considèrerait alors que la faculté de prévoir le droit d'interdire l'extraction déloyale se transcrirait dans notre droit interne, par le simple rappel des principes régissant la concurrence loyale .

La loyauté dans les relations de concurrence interdirait que l'on extrait et que l'on utilise, à des fins commerciales, tout ou partie du contenu d'une base de données .

Mais cette assimilation du droit d'interdire l'extraction déloyale à l'action en CD n'est-elle pas réductrice ?

Liens entre l'extraction déloyale et la concurrence déloyale

En réalité, ces deux protections n'ont sans doute que le terme de "déloyal" en commun .

La situation de concurrence indispensable à l'action en concurrence déloyale ne se rencontrera pas nécessairement pour l'extraction. et surtout, les comportements délictueux couverts par l'action en concurrence déloyale sont beaucoup plus nombreux .

Quant au petit dénominateur commun, résultant de l'utilisation de la banque de données ou de produits de la banque, il ne semble pas ,en réalité, reposer sur les mêmes mécanismes .

Les restrictions à l'utilisation de tout ou partie d'une banque de données, tirées des principes régissant la concurrence déloyale, obéissent à des conditions très strictes .

Elles supposent un acte de concurrence fautif, un dommage et un lien de causalité .

Cet acte de concurrence fautif a fait couler beaucoup d'encre à propos de la copie servile d'un produit, hypothèse qui nous intéresse au premier chef s'agissant de l'extraction et de l'utilisation de tout ou partie de la banque .

La sanction de la copie servile par la concurrence déloyale soulève en doctrine de légitimes réserves .

La Cour de cassation prend soin de rappeler que cette action " a pour objet d'assurer la protection de celui qui ne peut se prévaloir d'un droit privatif" .[3]

Toute création ne faisant pas l'objet d'un droit privatif est du domaine public .

Comme l'écrit Monsieur Plaisant[4], "toute création que la loi ne protège pas par un brevet, un dessin ou un modèle déposé, le droit d'auteur, est dans le domaine public, à la disposition du public: la copie servile n'est pas délictueuse en soi".

Refuser cette libre utilisation revient à créer, à côté des protections privatives existantes de nouveaux monopoles d'exploitation, et instaurer un droit privatif "parallèle". Toujours selon Monsieur Plaisant, cette règle " se fonde sur un équilibre judicieux entre la protection de la création et les besoins de la concurrence" .[5]

Ce qui fait rejeter comme non valide la stigmatisation systématique de la faute dans le simple fait de reproduction servile .

Toutefois, pour tempérer les rigueurs de ce principe , certaines circonstances permettant de retenir la faute résultant de la copie servile sont retenues par la doctrine ou la jurisprudence, liées principalement au trouble commercial généré par la copie servile.[6]

C'est paradoxalement à partir de l'analyse du préjudice subi du fait de la copie servile d'un produit que la jurisprudence s'est prononcée sur le caractère fautif ou déloyal du comportement du concurrent . Cela révèle bien toute la difficulté des auteurs et des juges à stigmatiser la faute du concurrent .

Deux grands motifs de sanction de la reproduction émergent: l'un tenant au risque de confusion engendré par la copie, l'autre tenant au parasitisme que constitue l'utilisation de l'investissement économique d'autrui .[7]

Le critère de la confusion ne sera pas facile à mettre en oeuvre pour une banque de données.

Celui du parasitisme économique se heurte aux réticences de la doctrine et n'est pas toujours retenu par les tribunaux .

Celà étant, il semble bien que ce soit là une des voies royales de protection en droit de l'information .

L'affaire Coprosa en est une illustration .

Elle a suscité de nombreux commentaires en droit d'auteur puisque la Cour de cassation[8] a considéré qu' un " travail de compilation d'informations n'est pas protégé en soi par la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique et que l'arrêt ne précise pas en quoi le texte ou la forme graphique de cette publication comporterait un apport intellectuel de l'auteur caractérisant une création originale" .

La Cour de renvoi, après cassation, se prononce également sur l'action en concurrence déloyale, action qu'elle retient en posant que : " le concurrent de l'éditeur d'un annuaire qui reprend dans une très large mesure ces informations pour les publier à son tour dans son propre annuaire identique, dans des conditions rigoureusement semblables , quant au fond et aux formes, la reproduction servile allant jusqu'à répéter les mêmes inexactitudes ou fautes d'orthographe des noms et des rubriques ( parenthèses, guillemets, particules en majuscule et minuscule, etc.), se livre à des actes de concurrence déloyale constitutifs d'une faute dont le requérant est fondé à demander réparation sur le fondement des dispositions de l'article 1382 C.civ " .[9]

Ainsi, la voie est étroite mais praticable dans la reconnaisance du comportement déloyal résultant de la reproduction d'un produit .

Le droit d'interdire l'extraction déloyale , hormis les exceptions dont il est assorti à l'article 8 de la proposition de directive, confère, en revanche, à cette protection un caractère beaucoup plus automatique qui ne permet pas de l'assimiler aux principes plus draconiens régissant l'action en concurrence déloyale .

2. Droit privatif

" Le processus de rconnaissance de droits privatifs continue de nos jours. Son moteur est formé de l'intérêt des individus cherchant à améliorer leur sort . Le droit privatif constitue pour eux un outil intéressant dans la mesure où les fruits de l'usage de la chose ou de son transfert à autrui, constituent une rémunération directe des soins qu'ils en ont pris, des usages inédits qu'ils lui ont trouvés, des acheteurs insoupçonnés qu'ils ont identifiés" . écrit Ejan MACKAAY , posant la "problématique" d'un colloque sur le thème "Nouvelles technologies et propriété"[10].

La tentation d'un droit privatif sur les banques de données est évidente .

Quelle physionomie la Commission a-t-elle voulu lui donner ?

Droit voisin ou droit spécifique ?

Droit voisin

Les droits voisins du droit d'auteur ont été consacrés , en droit français, par la loi du 3 juillet 1985 [11], autour du noyau dur que constituent les droits produits par l'entreprise audiovisuelle .[12]

Ils sont en lien avec le droit d'auteur en ce que leurs titulaires les détiennent, en principe, en raison même de l'existence d'une oeuvre protégée par le droit d'auteur .

Conscient de leur imbrication , le législateur a tenu à préciser que " Les droits voisins ne portent pas atteint aux droits des auteurs . En conséquence, aucune disposition du présent titre ne doit être interprétée de manière à limiter l'exercice du droit d'auteur par ses titulaires".[13]

L'annexion du droit d'empêcher l'extraction déloyale dans la catégorie des droits voisins n'est donc pas possible dans la mesure où l'article 2.5 de la proposition de directive énonce clairement que "ce droit d'interdire l'extraction déloyale du contenu d'une base de données s'applique indépendamment de la protégeabilité de la base de données par le droit d'auteur ..."

En dépit de la proximité de ce droit avec un droit voisin dans les prérogatives accordées au titulaire (faculté d'autoriser ou d'interdire l'exploitation du bien), force est de le ranger dans la catégorie "fourre-tout" et accueillante des droits spécifiques.

Droit spécifique

Il est clair, à présent, que la Commission a voulu établir un droit privatif spécifique pour les créateurs de banques de données .

La Commission l'affirme en son considérant 29, déclarant "qu'une telle protection du contenu d'une base de données doit s'effectuer par un droit spécifique permettant au producteur d'une base de données d'empêcher l'extraction et la réutilisation non autorisés du contenu de la base de données à des fins commerciales..."

Il en a, en tout état de cause, les stigmates.

Monsieur le doyen CARBONNIER , à propos de la propriété littéraire et artistique, rappelle que "la notion de propriété sert à protéger les droits du créateur sur son oeuvre, son pouvoir de l'exploiter économiquement, son monopole (temporaire) d'exploitation".[14]

Prévoir le droit d'interdire est un des attributs des droits privatifs , contrepartie de la propriété, droit de disposer de la chose vis à vis des tiers . L'article 2.5 de la proposition de directive proclame ce droit .

Il y a bien consécration d'un droit privatif .

Ainsi ne nous satisfaisant d'aucune des catégories dans lesquelles nous avons tenté de le circonscrire, nous devons bien convenir que nous sommes en présence d'un droit privatif spécifique .

Il convient d'en mesurer la portée et l'opportunité .

II. Portée du droit d'empêcher l'extraction déloyale

La portée du droit d'empêcher l'extraction déloyale doit s'apprécier tant au regard de la protection effectivement garantie à la banque de données qu'au regard de son incidence sur le droit des propriétés intellectuelles .

A. Dans la protection accordée à la banque de données

La protection se révèle, bien entendu, tant dans les prérogatives accordées au titulaire du droit que dans les restrictions à ces prérogatives .

1. Prérogatives

Aux termes de l'article 2.5 de la proposition de directive,"Les Etats membres prévoient un droit pour le créateur d'une base de données d'interdire l'extraction et la réutilisation non autorisée du contenu d'une base de données, en tout ou en partie, à des fins commerciales ".

Comment traduire ce droit d'interdire ?

En premier lieu , on ne saurait que frémir du pléonasme de l'interdiction de quelque chose de non autorisé.

La rédaction de cet article 2.5 prête le flanc aux critiques par les ambiguités dont elle est porteuse .

Dans la veine des droits privatifs, on aurait préféré renverser la proposition et voir soumis à l'autorisation du titulaire du droit l'extraction et la réutilisation de tout ou partie de la banque.

Prévoir la faculté d'interdire suppose, en effet, qu'a contrario tout est permis .

Et surtout, on ne sait pas de quelle façon cette interdiction sera mise en oeuvre si ce n'est justement en renversant la proposition et en exigeant pour toute extraction et réutilisation une autorisation du titulaire du droit.

De plus quelle est la portée de l'interdiction ?

On conçoit l'interdiction d'extraction , qui renvoie au "contenant" et aux efforts entrepris pour la collecte et le stockage des informations .

Comment se situe l'extraction ( concept non maitrisé) par rapport à la reproduction (concept familier en droit d'auteur)?

Il s'agit de l'extraction du contenu, comment l'articuler avec la reproduction du "contenant" ( architecture de la banque de données ) ?

Et que penser de l'interdiction de réutilisation?

Est-ce une interdiction de réutiliser le contenu de la banque de données dans sa formalisation ou une interdiction de réutiliser le contenu intellectuel, hypothèse qui serait fort contestable mais qu'on ne peut exclure par la lecture a contrario de l'article 8 [15]?

Au delà des interrogations sur la portée du droit d'empêcher l'extraction déloyale, force est de constater que toutes les banques de données ne sont pas visées par cette protection.

Ainsi l'article 2.5 in fine dispose que "ce droit ne s'applique pas au contenu d'une base de données composées d'oeuvres déjà protégées par un droit d'auteur ou un droit voisin".

Or les banques de données peuvent contenir des oeuvres protégées sans pouvoir elles-mêmes prétendre à la protection . Qu'en est-il alors de leur protection ? Elle ne se ferait qu'au travers des oeuvres réutilisées, mais ne rend pas compte des intérêts parfois divergents des auteurs des oeuvres protégées et des producteurs .

Or là c'est bien l'investissement que représente la réalisation d'une banque de données qui avait vocation à être protégé .

N'y-a-t-il pas confusion dans le projet de protéger la banque ou les produits de la banque ?

De surcroit, l'économie du droit d'empêcher l'extraction déloyale repose sur une protection du contenu de la banque de données .

On prémunit le producteur de la banque contre l'extraction et la réutilisation du contenu mais qu'en est-il quand le "piratage" portera sur la structure la banque de données, sa physionomie générale, l'organisation des fichiers, le"concept" de la banque?

S'est-on attaché à saisir la vulnérabilité de la banque de données ?

Certes, c'est souvent sous le prétexte d'une reprise du contenu de la banque que seront sanctionnés de tels agissements , mais cela ne met pas le producteur à l'abri d'un piratage plus sophistiqué des caractéristiques principales de la banque , autre forme de parasitisme économique.

Ces exemples illustrent les difficultés de mise en oeuvre d'un droit aux contours certes limités (extraction et réutilisation du contenu de la base) mais tout de même incertains .

Ils marquent les limites à l'efficacité de la protection escomptée.

2. Portée des restrictions?

Aux termes de l'article 8 , la Commission s'est réservée des restrictions au droit d'empêcher l'extraction déloyale du contenu . Les premières se concrétisent par un système de licences , les autres sont liées au caractère non substantiel des parties d'oeuvres ou de matières réutilisées .

Les restrictions prévues aux articles 8.1 et 8.2 de la proposition de directive sont l'illustration des difficiles relations entre les droits privatifs et le droit de la concurrence

A l'instar du débat sur la décompilation des logiciels , la Commission s'est préoccupée

des effets des protections édictées sur la libre concurrence .

Le caractère exclusif du droit accordé est amoindri par l'obligation d'accorder des licences quand la base est la seule source possible d'une oeuvre ou d'une matière .

La protection contre un usage déloyal souffre comme limites le droit à l'information .

Cette exception (qui n'est d'ailleurs pas visée pour les BDD protégées par le droit d'auteur )trahit l'ampleur du monopole accordé par ce droit d'empêcher l'extraction déloyale et veut en corriger les effets pervers sur la circulation de l'information . C'est que l'antidote est à la mesure des pouvoirs octroyés [16] .

Quant aux exceptions des articles 8.4 et 8.5 , permettant à l'utilisateur légitime d'une base de données d'extraire et de réutiliser des parties non substantielles d'oeuvres ou de matières d'une base de données , elles ont pour écueil la subjectivité de l'appréciation qui sera faite du caractère non substantiel des parties d'oeuvre ou de matières tirées de la banque de données et le risque de nombreux litiges en découlant.

Ainsi des réserves peuvent être émises sur la portée du droit spécifique au regard de la protection des banques de données . Qu'en est-il, par ailleurs, de son impact sur le droit des propriétés intellectuelles ?

B. Dans l'équilibre des propriétés intellectuelles

Instaurer un droit privatif spécifique n'est pas chose anodine .

Le droit nouveau doit trouver sa place dans l'édifice des propriétés intellectuelles sans en bousculer l'équilibre .

Cet équilibre se joue, en pleins et en déliés, autour des mécanismes d'appropriation, avec le point d'orgue de l'action en concurrence déloyale .

1. Du réflexe récurrent de l'appropriation...

Desbois évoque, à propos des dépêches et nouvelles de l'agence Havas, "une variété de propriété intellectuelle, dont, malgré l'absence de disposition légale, la Cour de cassation a jadis admis l'existence, en marge et distinctement de la propriété littéraire"[17].

Il relève ausitôt que " cette conception n'a pas, d'ailleurs, prévalu, les intérêts des agences de presse étant pris en bonne garde dans le cadre d'actions en concurrence déloyale, fondées sur le parasitisme" .

L'attraction des mécanismes juridiques d'appropriation n'est pas chose nouvelle .

Pour la Chambre des requêtes, en 1900, " si les dépêches et nouvelles de l'agence Havas ne peuvent être considérées comme une propriété littéraire, elle n'en constituent pas moins une propriété particulière, acquises à grands frais et conférant à celle-ci et à ses abonnés un droit exclusif à la propriété de la publication jusqu'au moment où, soit par son fait, soit par celui de ses abonnés, elle ont été mises en circulation et sont tombées dans le domaine public" [18].

Près d'un siècle plus tard , les mêmes ingrédients sont là pour des aspirations identiques. Le même souci de protéger l'investissement et le travail fait rebondir le débat sur les droits privatifs .

Il est vrai que les limites posées par l'action en concurrence déloyale, quant à la situation de concurrence, peuvent expliquer la tentation de recourir à un autre mode de protection .

Mais il faut bien en mesurer l'opportunité et l'efficacité .

Nous avons tenté de jauger l'efficacité de ce droit dans la perspective de protection des banques de données et sommes restés sur une impression mitigée .

En effet l'extraction ne couvre pas tous les comportements nuisibles ce qui rend son efficacité limitée .

Pourquoi alors s'arrêter à ce choix ?

Dans une situation de concurrence ce type de comportement sera sanctionné par l'action en concurrence déloyale .

Au delà, le jeu en vaut-il la chandelle de sacrifier l'esprit de la propriété intellectuelle ?

Encore une fois la crainte est grande d'une multiplication des protections, pas toujours maitrisée ni mesurée .

De l'appropriation des banques de données...

L'opportunité de se tourner vers la solution des droits privatifs doit être bien pesée .

La solution n'est pas sans risques : danger d'éparpillement des droits spécifiques et de brèche dans le droit des propriétés intellectuelles.

Le droit des propriétés intellectuelles est un régime d'exception . Ses fondements reposent sur des critères très restrictifs d'originalité ou de nouveauté .

Il faut mesurer la pertinence d'en bousculer l'économie en créant de nouvelles formes de monopole sur la création .La liberté d'information et le libre parcours des idées en paieraient un trop lourd tribut.

La surenchère n'est pas de mise dès lors que se joue la circulation de l'information .

Le droit d'auteur répond avec ses limites naturelles au besoin d'appropriation de la banque de données .L'action en concurrence déloyale, dans sa dimension de parasitisme notamment, n'a pas dit son dernier mot .

D'autres modes de protection existent et le critère de l'accès à la banque de données n'est pas un des moindres .

En effet, le mode d'accès à la banque de données génère tout une série de conséquences sur sa protection .

Si l'accès est licite, les protections contractuelles pourront jouer et les contrats préciseront les conditions d'utilisation de la Banque .

Si l'accès est illicite, la législation pénale pourra prendre le relais .

Ainsi des garde-fous sérieux existent pour enrayer un dangereux processus de réservation des systèmes d'informations .

Si l'on estime devoir vraiment recourir à un droit spécifique, il faut alors en affirmer et en assumer le bien fondé .

Ne multiplions pas à l'infini des droits spécifiques selon les objets à protéger, sous risque d'aboutir à une patrimonialisation débridée et anarchique de l'information, dépourvue de toute cohérence .

S'il fallait vraiment donner naissance à un droit spécifique , la moindre des choses serait d'en systématiser le fondement avec un principe fédérateur tiré de la collecte, du stockage et de l'organisation des informations, par exemple , puisque c'est autour des ensembles informationnels que la pression se fait sentir.

Le droit spécifique aurait ainsi pour objectif la protection des structures, des réservoirs d'informations, causes d'importants investissements financiers, mais pas des informations elles-mêmes .

Mais attention, le projet est périlleux .

Il faut savoir si l'on veut réellement créer une catégorie de propriété incorporelle se détachant de l'esprit des propriétés intellectuelles, historiquement ancrée sur la création au sens noble du terme.

Les écueils sont réels.

L'appropriation systématique du résultat d'un travail parait éthiquement aussi discutable que l'appropriation des idées, en tant qu'elle est un frein au salutaire libre parcours des idées, voire des connaissances .

De plus, la propriété, mode de gestion de la rareté [19] assure l'exclusivité, mais elle permet aussi la cession donc le dépouillement . Il faut mesurer les effets pervers de tels mécanismes .

Il faut, de plus, prendre garde à la mise à mal du droit d'auteur et à son absorption par cette protection spécifique .

Car l'avenir du droit d'auteur doit se réfléchir enserré dans ces nouveaux droits, sans le filet de sécurité des droits voisins du droit d'auteur, aux zones d'influence à peu près balisées assurant une cohérence dans la protection de l'oeuvre et des productions qui l'entourent.

... A l'appropriation des informations

En l'espèce, le problème se double de l'imbrication du mécanisme d'appropriation de la banque de données avec celui de l'appropriation des informations qu'elle abrite .

La banque de données est le nouveau support d'informations qui, en raison de leur nature, ne sont pas toutes appropriables . Consacrer l'appropriation systématique des banques de données peut se révéler néfaste pour les informations qu'elle abrite .

Affirmer une exclusivité des droits sur la banque de données, c'est contribuer à verrouiller plus encore l'accès et l'utilisation des informations qu'elle contient .

Cela peut aboutir à court-circuiter le principe d'inappropriation des informations [20] (sauf exception de propriété intellectuelle).

A cet égard le recours à un droit du producteur de banques de données semblable à celui de l'entreprise de communication audiovisuelle serait riche de ces effets pervers .

La loi soumet à l'autorisation de l'entreprise toute reproduction de son programme.

Transposé aux banques de données cela signifierait que n'importe quel texte, ensemble de mots, apparus à l'écran ne pourrait être reproduit librement, sans considération tirée de sa mise en forme ni de sa présentation

Certes la Commission se défend d'une telle finalité de son texte , prenant soin, en son considérant 30, d'affirmer que " l'existence d'un droit d'empêcher l'extraction et la réutilisation à des fins commerciales d'oeuvres ou de matières d'une base de données ne donne pas lieu à la création d'un nouveau droit autonome sur ces oeuvres ou matières mêmes".

Pourtant elle est bien consciente de cet écueil qu'elle anticipe à l'article 8 avec ses dispositions sur les licences à accorder lorsque la base est la seule source possible d'une oeuvre ou d'une matière .

Le danger est contourné, pourrait-on alors estimer, et les objections doivent tomber mais c'est à la faveur d'un renversement des principes qui ne parait ni opportun ni même utile.

2. ... à l'esprit de la concurrence déloyale ...

Desbois s'attachait en 1974 à démontrer que, " tout au moins , en France, les droits privatifs de propriété intellectuelle ne permettent pas, à eux seuls, de répondre à tous les besoins dont il apparait équitable de tenir compte", notamment de la loyauté dans les devoirs professionnels .[21]

Fondant sa réflexion sur les comportements les plus redoutés à propos de prestations intellectuelles , confusion et parasitisme, il conclut, sans équivoque : " Une fois de plus, la théorie générale de la responsabilité civile, qui peut s'appliquer aussi bien aux agissements parasitaires qu'à la concurrence parasitaire, permettrait de combler les lacunes du réseau tissé par les droits privatifs de propriété littéraire, artistique, industrielle".[22]

Les ressources offertes par l'action en concurrence déloyale sont loin d'être négligeables.

Certes le champ couvert par cette action, par rapport au droit d'extraction déloyale, est plus retréci quant à la situation de concurrence , et bien entendu quant à la condition de faute, mais il est assurément plus large que le droit d'extraction dans les comportements qu'elle sanctionne.

Cela peut laisser aux victimes de "pillages" , qui ne peuvent pas se prévaloir d'une situation de concurrence, un goût amer mais il est constant qu'elles ne subissent pas à proprement parler de préjudice matériel mais éprouvent seulement une légitime "irritation" à voir le fruit de leur travail pillé .

L'action en concurrence déloyale doit conserver toutes ses lettres de noblesse, ayant d'ailleurs fait la preuve de ses facultés d'adaptation aux réalités économiques .

On ne saurait résister à la tentation de reprendre la formule du doyen ROUBIER (citée par Desbois [23]) qui en résume tout l'esprit .

" L'action en concurrence déloyale est bien une action en responsabilité: elle ne tend pas à la reconnaissance d'un droit du demandeur, elle tend seulement à la reconnaissance d'un devoir du défendeur, à savoir le devoir qui pesait sur lui de ne pas employer des moyens déloyaux à l'encontre de ses concurrents . Ici ce n'est pas le droit qui crée un devoir: ce sera , au contraire, le devoir qui crééra un droit, à savoir le droit du concurrent lésé à une sanction de manoeuvres déloyales ".[24]

C'est sans doute dans l'adoption d'une logique prioritaire du devoir ou du droit que se jouera l'avenir des protections privatives .

Conclusion

Cette disposition de la proposition de directive traduit la volonté bien compréhensible de sanctionner le parasitisme économique mais il faut prendre garde à ne pas le faire à n'importe quel prix

Toute création supposant un investissement financier serait alors protégée de cette façon .

Cette initiative va bien au delà de la théorie des agissements parasitaires [25] pourtant fortement décriée, en ce qu'elle pose notamment la question de la réunion des conditions de faute et de dommage, requises pour fonder une telle action sur l'article 1382 du code civil .

Nos réserves quant à la théorie des agissements parasitaires valent a fortiori à l'égard d'une tentation de tout enfermer dans un droit privatif .

L'écueil est trop grand de l'institution d'un droit privatif sur l'information .

Le danger n'est pas fantasme .

La proposition de loi relative aux créations réservées présentée par Monsieur Godfrain en est l'exemple le plus frappant .

Elle tire d'ailleurs ouvertement argument, pour justifier la protection qu'elle souhaite instaurer,de l'existence, dans la proposition de directive, de la disposition sur le droit d'extraction déloyale.

L'idée en est de permettre à "toute création exploitable à des fins lucratives, qui résulte d'un travail intellectuel accompli avec ou sans l'aide d'un matériel ou d'un logiciel" et qui ne serait pas protégée par un des droits de propriété incorporelle relevant des livres 1, 5 et 6 du code de la propriété intellectuelle de "donner naissance à un droit d'exploitation exclusif, temporaire et opposable à tous" ...

La proposition de loi vise expressément les banques de données, numérisations d'images et de sons, résultats de calcul, compilations, savoir-faire, solutions commerciales, méthodes administratives etc.

La proposition de directive aurait-elle déjà valeur de précédent fâcheux ?

Cet exemple des créations réservées est peut-être le "signe" attendu pour nous persuader, s'il le fallait encore, de prendre garde à ne pas brûler les étapes .


[1] Proposition de directive du Conseil concernant la protection juridique des bases de données (92/C 156/03) JOCE ndeg.C156/4 du 23 juin 1992

[2] SERRA.Y.,Répertoire de droit commercial, Encyclopédie Dalloz, Vdeg.Concurrence déloyale, ndeg.121, LE TOURNEAU, La responsabilité civile, 3ème édition, Dalloz 1982 ndeg.1975 ; ROUBIER, Droit de la propriété industrielle, tome I, Sirey 1952, ndeg.110; Lamy Droit économique, CAS, BOUT et FERRIER ,1988, ndeg.1804 et s

[3] Cass Com 18 janvier 1982, Aubanel/Petit, RIDA 1982 page 150

[4] R.PLAISANT, L'évolution de l'action en concurrence déloyale in Dix ans de droit de l'entreprise, Fondation nationale pour le droit de l'entreprise, Bibliothèque de droit de l'entreprise, Tome 7, Librairies Techniques 1978 , page 783

[5] R.Plaisant, op. cit. page 783

[6] Sur l'exploration d'autres critères tels que les conditions d'obtention du produit ou la forme fonctionnelle , V. N.POUJOL, La commercialisation des banques de données, Contribution à une approche juridique des richesses informationnelles", Thèse Montpellier 1991, page 818

[7] V. DESJEUX X. La reproduction ou copie "servile" et l'action en concurrence déloyale dans la jurisprudence française, JCP 1976,12066, page 237; DESJEUX.X. Le droit de la responsabilité civile comme limite au principe de la liberté du commerce et de l'industrie, JCP 1985, E,14490, page 297; SERRA, Répertoire de droit commercial, Encyclopédie Dalloz, Vdeg.Concurrence déloyale ndeg.122 et s

[8] Cass.Civ 1ère, 2 mai 1989, Dalloz 1990, Som 330, obs. Colombet et JCP, ed G, II 21392, note A.Lucas

[9] CA Douai ( Ch.Réunies) 17 juin 1991, SA Coprosa c. Sté LPEI, Gaz.Pal.5 et 6 juin 1992, page 27

[10] Nouvelles Technologies et Propriété, Université de Montréal, Les éditions thémis, Litec diffusion 1991 , page 1

[11] Loi ndeg.85-660 du 3 juillet 1985 relative aux droits d'auteur et aux droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogramme et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle, JO du 4 juillet 1985 et rectificatif au JO du 23 novembre 1985

[12] V. en ce sens Edelman.B. Actualité législative Dalloz , Droits d'auteur et droits voisins, Numéro spécial hors série, 1987 , page 55

[13] Article 15 al 1 de la loi du 3 juillet 1985

[14] J.CARBONNIER, Droit Civil, Les Biens, T3, Collection Thémis Droit, PUF 1969 page 291

[15] infra A.2

[16] infra B.1

[17] Desbois, Le droit d'auteur en France, Dalloz ,3ème édition 1978, ndeg.183 bis

[18] Chambre des requêtes, 23 mai 1900, DP 1902 1 105

[19] V. M.A.HERMITTE, L'autonomie du droit par rapport à l'ordre technologique et E.MACKAAY, Les biens informationnels in Cahiers STS, Ordre juridique et ordre technologique , Editions du CNRS, 1986

[20] Sur l'appropriation des informations , V. P.CATALA, La propriété de l'information, Mélanges offerts à P.Raynaud, Dalloz-Sirey, page 97; P.CATALA, Ebauche d'une théorie juridique de l'information, Dalloz 1984, Chronique XVII; P.LECLERCQ, Essai sur le statut juridique des informations, in Les flux transfrontières de données, Informatisation et société ndeg.12, La Documentation Française, 1982, page 119, A.LUCAS, La notion d'information, approche juridique, Revue Brises,ndeg.12,CNRS, 1988, page 9; A.LUCAS, Le droit de l'informatique,Collection Thémis, PUF, 1987, ndeg.299 et s; M.VIVANT, A propos des "biens informationnels",JCP 1984,I,3132

[21] H.DESBOIS, Les droits de propriété littéraire, artistique ou industrielle et le devoir de loyauté, in Problèmes de droit contemporain, Mélanges Louis Baudoin, Les Presses de l'Université de Montréal, 1974, page 79

[22] Desbois, op.cit. page 98

[23] Desbois, op.cit., page 92

[24] Roubier, Le Droit de la propriété industrielle, tome 1, ndeg.118, page 532

[25] LE TOURNEAU P , Variations autour de la protection du logiciel,Gaz.Pal 1982, Doctrine 371 , qui envisage l'agissement parasitaire "chaque fois que quelqu'un utilise , de façon intéressée, une valeur économique d'autrui, fruit d'un savoir-faire et d'un travail intellectuel lorsque cette valeur n'est pas protégée par un droit privatif"; V. également J.DUPICHOT, Pour une réflexion doctrinale sur la (nécessaire) sanction du parasitisme économique, Gaz.Pal. 1987, Doctrine 2


[AQDIJ] [Table des matièes]

Ernst Perpignand, 31 janvier 1995