Un point de vue nord-américain sur Internet et ses enjeux

15.04.1996

Daniel Poulin
Avril 1996

Introduction

Il ne sera pas possible dans le cadre de cette brève intervention de raconter en détail la très belle histoire d’Internet. Rappelons seulement, qu’Internet est né aux États-Unis du besoin de rationaliser l’utilisation des ressources informatiques de recherche et d’élaborer une technologie robuste de réseau pour des fins militaires. Dix ans après sa création, au début des années 1980, Internet était devenu l’agora de la recherche, le lieu où les chercheurs du monde entier pouvaient se rencontrer pour échanger, ce lieu électronique constituait alors une sorte de république des lettres et des sciences.

Quinze ans plus tard, force est de constater qu’Internet s’est transformé de nouveau pour devenir cette fois un lieu de commerce — encore un peu sauvage, un lieu d’expression de la parole démocratique où se mène, par exemple, la lutte du peuple chinois pour la démocratie, un lieu de rencontre pour ceux qui défendent leur vie face au Sida ou au cancer, un lieu d’éducation et d’instruction où peuvent correspondre des écoliers du monde entier. En somme, Internet est devenu une des principales ressources culturelles de notre temps. L’histoire d’Internet est donc celle d’une technologie élaborée dans les ombrages douteux de la US Army et qui, 25 ans plus tard, a totalement échappé aux mains de ses créateurs pour devenir un des plus grands outils de communication et de culture de notre temps. Il va sans dire que cet outil est d’une très grande importance pour la communauté juridique et pour le droit.

La jeunesse d’Internet a été tranquille. Les protocoles informatiques qui le déterminent ont été utilisés pendant près de 20 ans sans que l’on en fasse une histoire. Ce n’est qu’au cours des dernières années, avec la convergence vers le numérique du son, de la voix, du vidéo et, bien sûr, du texte que l’intérêt de l’immense réseau électronique s’est révélé. Cette numérisation générale pouvait seule frayer la voie à la création d’un espace cybernétique traversé d’inforoutes.

Cette numérisation est venue peu à peu. La spécialité initiale de l’ordinateur était le calcul. Cependant, progressivement, il s’est vu attribuer un rôle dans la préparation des textes. En effet, le texte a progressivement suivi le chemin des données quantitatives pour se retrouver lui aussi étroitement associé à l’ordinateur. Les machines à écrire, initialement mécaniques, sont devenues électriques, puis électroniques. Ensuite, au milieu des années 1980, les Wordstar et WordPerfect firent leur apparition et les coûteux ordinateurs personnels entrèrent dans le champ du traitement des textes. Aujourd’hui, du moins en Amérique du nord, la quasi-totalité des textes est préparée à l’aide de l’ordinateur. Ils sont donc tous disponibles sur support électronique, c’est-à-dire sous format numérique. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que l’information textuelle sur support électronique est en voie de supplanter son équivalent sur support papier. De plus en plus souvent, face aux rayonnages d’une bibliothèque, nous nous surprenons à rêver que la même information soit disponible sur support électronique; des fonctions de repérage seraient alors disponibles et l’information trouvée serait plus facile à réutiliser[1].

Après les données et le texte, ce fut la musique qui glissa sous l’emprise de la numérisation. Cette numérisation a démarré avec l’arrivée du disque compact (DC). Après, en dix courtes années, le DC et l’encodage numérique des oeuvres sonores se sont imposés. Certains mélomanes attachés au 33 tours de vinyle ont bien tenté de livrer bataille pour défendre le mérite de l’analogique permettant mieux, selon eux, d’exprimer les textures sonores, mais cela n’a pas empêché la victoire totale et rapide du numérique. Dans un premier temps, ce monde musical numérique a évolué en parallèle à l’univers informatique. Ce n’est que lorsque que nos micro-ordinateurs ont appris à restituer le son stéréophonique de nos DC que la convergence est devenue manifeste. Là aussi, le numérique a triomphé.

Les signaux téléphoniques ont eux aussi passé peu à peu à l’encodage numérique. En effet, à mesure que les compagnies de téléphone adoptaient les commutateurs numériques et la fibre optique, l’approche numérique progressait, la voix ne circulant sur ces fibres qu’encodée numériquement. Aujourd’hui, la portion numérique du réseau téléphonique canadien, comme celui de nombreux pays industrialisés, est considérable. En particulier, l’ensemble des communications interurbaines est dorénavant acheminé sous forme d’informations numériques.

Le média le plus riche en information fut le dernier à céder à la numérisation. Le film n’a commencé à être numérisé que récemment. La réalisation par des techniques infographiques de séquences filmiques complètes a d’ores et déjà livré des résultats spectaculaires, pensons seulement à certaines séquences du Parc Jurassique de Steven Spielberg. L’encodage numérique des images n’est toujours aussi spectaculaire mais néanmoins de plus en plus courant. Le cinéma et surtout la télévision numérique sont à nos portes. Cette dernière, techniquement prête depuis plusieurs années, voit son arrivée retardée par les conflits entre groupes industriels sur les normes de transmission et d’affichage.

Ainsi, des univers informationnels fort différents se sont rejoints sur le terrain numérique de l’ordinateur. Les conséquences de cette numérisation sont considérables. Une des toutes premières, c’est que dorénavant le micro-ordinateur n’est plus limité aux chiffres et aux mots. S’il est assez puissant, il peut reproduire la musique avec une très haute fidélité, afficher des clips vidéo, permettre la tenue de vidéoconférences ou de conversations téléphoniques. Le développement en rapidité et en capacité des micro-ordinateurs, notamment quant à leur capacité de manipuler le son et les images, a placé ces appareils au coeur du phénomène de convergence des médias. Il n’est ni possible ni souhaitable de rappeler ici les grandes étapes du développement de la micro-informatique au cours des quinze dernières années. Il suffira de mentionner quelques-uns des éléments qui font du micro-ordinateur le point d’accès incontournable à l’inforoute. Notons tout d’abord l’amélioration constante du rapport puissance/prix, l’apparition d’appareils munis d’une mémoire auxiliaire abondante à prix raisonnable, l’introduction d’appareils dotés d’une interface usager de type graphique, l’arrivée des lecteurs de disques optiques compacts (CD-ROM) et d’appareils capables de traiter les sons et les images vidéo. Tout cela a rendu possible la transformation d’un sobre outil de travail en un appareil électronique polyvalent, capable de venir à bout de calculs complexes, mais capable aussi, en soirée, d’animer une fête ou de se transformer en un appareil sophistiqué de jeux vidéo. L’outil de navigation sur l’inforoute est désormais disponible.

Dans les prochaines lignes, nous tenterons de décrire ce qu’est l’inforoute et surtout ce qu’est Internet, l’inforoute d’aujourd’hui. Dans la seconde partie de ce texte, nous effleurerons quelques-uns des enjeux juridiques soulevés par ces nouveaux environnements électroniques, puis nous présenterons certains des impacts de l’arrivée de cette inforoute sur la vie juridique.

1. La description d’Internet

Le réseau de réseaux d’ordinateurs mondial qui forme Internet se caractérise par l’utilisation d’une collection de normes techniques regroupées sous le sigle TCP/IP. Il s’agit de normes définissant entre autres le mode d’adressage des ordinateurs, leurs conventions d’échanges et les spécifications des services qu’ils peuvent s’offrir. Ces normes prévoient en particulier que chaque ordinateur possède son adresse propre pour permettre aux autres ordinateurs de s’adresser à lui pour échanger de l’information. En vertu des protocoles TCP/IP, l’information circule sur Internet par petits blocs, ou paquets, chacun muni d’une référence à son point de départ et à sa destination. L’expédition d’un fichier d’un ordinateur à l’autre commence donc par le morcellement du fichier en paquets, qui peuvent ensuite être expédiés vers leur destination. Les paquets ne parviendront généralement pas à leur destination en une seule étape. D’un ordinateur du réseau, ils seront acheminés vers un autre susceptible de les rapprocher de leur destination. Par la suite, cette machine l’enverra à une autre, jusqu’à ce que, finalement, les paquets arrivent à destination. À ce point, d’autres logiciels entreront en oeuvre pour assembler le document à partir des paquets reçus éventuellement en désordre.

Une partie de la robustesse d’Internet vient du fait que, comme on vient de le voir, tous les paquets circulant sur Internet portent les adresses de leur source et de leur destination. Ces paquets sont acheminés individuellement et ils peuvent être acheminés à plusieurs reprises, s’ils ne parviennent pas à destination par le premier chemin employé. Ainsi, une connexion Internet de Montréal à Toronto établie à 9 heures le matin peut très bien transiter par Vancouver, ville pourtant distante de plus de 3 000 Km, étant donné que les liens Montréal-Vancouver et Toronto-Vancouver sont alors tout à fait libres, la journée de travail n’étant pas encore commencée sur le fuseau horaire de Vancouver.

La description d’Internet pourrait se poursuivre par ce type d’explications techniques. Cependant, pour vraiment donner la mesure d’Internet, surtout celle de son utilisation pour le droit au Canada, nous préférerons adopter le point de vue de l’utilisateur qui considère les services que le réseau peut lui offrir. Dans cette optique, nous montrerons d’abord la place d’Internet comme moyen de communication, cela sera fait en présentant les fonctions courrier électronique, listes de distribution et groupes de nouvelles. Nous verrons ensuite la place d’Internet comme source de documentation. Enfin, nous prendrons quelques paragraphes pour donner un aperçu quantitatif de l’espace informationnel que l’on trouve sur Internet.

1.1. Internet comme moyen de communication

Au plan des communications, Internet offre essentiellement trois types de services : le courrier électronique, les listes de distribution et les groupes de nouvelles.

1.1.1. Courrier électronique

Sur Internet, chaque utilisateur se voit attribuer une adresse électronique, composée de son nom d’usager et du nom de l’ordinateur où il reçoit son courrier. Par exemple, l’auteur de ces lignes a pour adresse, poulind@droit.umontreal.ca. Le premier élément de cette adresse, la chaîne de caractères qui précède le « @« , poulind, est le nom d’usager et ce qui suit est l’adresse de l’ordinateur où doit être acheminé le courrier électronique. Disons, en simplifiant un peu, qu’un message expédié depuis la France sera d’abord acheminé au Canada, parce que le dernier suffixe, « .ca » indique qu’il s’agit d’une adresse canadienne, puis lorsqu’un ordinateur canadien affecté au courrier électronique recevra ce message, il s’intéressera à l’avant-dernier suffixe et l’acheminera à l’Université de Montréal. Rendu là, l’ordinateur recevant le courrier électronique l’acheminera à l’ordinateur connu sous le nom de « droit.umontreal.ca« , ce dernier conservera le message pour le présenter à l’usager « poulind » lors de sa prochaine visite.

Le courrier électronique présente des avantages considérables sur la poste, le téléphone et le télécopieur. Tout d’abord, il s’agit sans doute du mode de correspondance le moins coûteux que l’on puisse trouver. Il permet par exemple d’échanger quasi instantanément des documents électroniques volumineux avec des correspondants situés en Europe, au Japon ou dans le bureau voisin. Il facilite le travail en équipe et le fonctionnement des comités en permettant des échanges au jour le jour, voire d’heure en heure, au sein du groupe de travail.

Dans le monde juridique québécois, l’utilisation du courrier électronique est encore à l’étape du démarrage. Bon nombre de grands cabinets et certains contentieux l’utilisent déjà à des fins internes. Les facultés de droit font de même, mais ce mode de communication est encore loin d’avoir livré ses meilleurs fruits. En effet, le gros des bénéfices ne pourra être réalisé que lorsque les réseaux locaux de toutes ces organisations seront interconnectés à Internet. Alors seulement, l’échange au jour le jour de documents entre confrères, avec les clients, voire avec les greffes et les tribunaux sera possible par voie électronique. En particulier, les différentes formes de transactions juridiques électroniques comme l’EDI juridique seront de beaucoup simplifiées.

1.1.2. Les listes de distribution

Les listes de distribution ont été rendues possibles par l’apparition de programmes capables de se charger de certaines tâches liées au courrier électronique. Ces programmes peuvent par exemple expédier à la chaîne un message à toute une série de destinataires. Ils sont également capables de gérer les listes de destinataires, c’est-à-dire, qu’ils peuvent, moyennant réception d’un message dans un format convenu, ajouter le nom d’une personne à une liste ou l’en retirer. Ces mécanismes et d’autres permettent de créer très commodément des espaces de discussion.

Dans le seul domaine juridique, la liste des listes compilée par Lyonette Louis-Jacques comptait pas moins de 430 titres lors de sa dernière édition en décembre 1994[2]. Leur nombre a probablement doublé depuis. Ces listes traitent de diverses questions pouvant intéresser la communauté juridique. L’une d’elles, TEKNOIDS, regroupe par exemple ceux intéressés à l’utilisation de la technologie dans les facultés de droit. Elle compte plus de 500 abonnés et, depuis sa mise en place il y a un an et demi, plus de 8 000 messages y ont été échangés. D’autres listes traitent de droit commercial, de propriété intellectuelle et ainsi de suite. Il est peu de domaines du droit qui n’aient pas sa liste particulière. Au Canada, on trouve diverses listes dont JURINET-L, diffusant les nouvelles du Centre de recherche en droit public, JUGENET, réservée aux magistrats francophones et OBITER, une liste plus générale de discussion pour la communauté juridique d’expression française[3].

Outre ces listes spécialisées pour le droit, on trouve d’innombrables listes d’intérêt plus général. Certaines d’entre elles comptent des milliers d’abonnés. Ainsi, au début de 1995, la liste TOPTEN (le David Letterman’s Top-10) comptait 27 212 abonnés, la liste INDIA-D (The India News & Discussion) en comptait 10 960, la liste CNDPSU-L (China News Digest) 10 300[4]. En fait, parmi les 40 listes alors les plus populaires, une dizaine s’intéressaient à la diffusion des nouvelles relatives à la Chine. La popularité des listes vouées à la circulation d’informations par ailleurs censurées illustre bien la nature très démocratique des espaces électroniques que n’arrêtent pas aisément les frontières nationales.

Indépendamment de leur contenu, les listes de distribution peuvent servir diverses fins. Certaines ne sont utilisées que comme relais d’information sans permettre l’échange entre abonnés. C’est le cas par exemple de la liste JURINET-L. Ses abonnés ne reçoivent que l’information que diffuse son gestionnaire, le Centre de recherche en droit public. D’autres visent plutôt à permettre la discussion et l’entraide, comme les listes OBITER et JUGENET. Le mécanisme de liste peut enfin être utilisé pour permettre la tenue de conférences électroniques. Dans ce cas, un modérateur dirige la discussion et des synthèses régulières sont préparées pour le bénéfice des participants.

Collectivement, les listes constituent une des voies majeures d’échange d’information sur Internet. Le « réseautage » qu’elles permettent suscite l’émergence de nouvelles communautés. En effet, à l’usage, on en vient à bien connaître des individus dont on apprécie ou abhorre les prises de position. Fréquemment, après s’être côtoyés au sein de communautés électroniques un certain temps, deux intervenants d’une liste choisissent d’entrer en contact directement, par leur adresse électronique personnelle, plutôt que par le biais de la liste commune et de nouveaux contacts privilégiés s’établissent.

L’utilisation d’une liste exige cependant qu’on s’y abonne et cela constitue, du moins aux yeux de certains, leur désavantage. En effet, il est parfois plus intéressant de prêter l’oreille occasionnellement à une discussion plutôt que de s’y engager. Les groupes de nouvelles Usenet, les babillards électroniques publics d’Internet, jouent ce rôle complémentaire.

1.1.3. Les nouvelles Usenet

Après le courrier électronique et les listes de distribution, les nouvelles Usenet[5] constituent le troisième mode important de communication sur Internet. Les listes de distribution et les groupes de nouvelles, ou groupes de discussion, ont plusieurs points en commun. Dans les deux cas, il s’agit de modes de communication publics et collectifs par opposition au courrier électronique plutôt privé et individuel. Comme les listes, les groupes de nouvelles sont structurés autour de sujets particuliers qui constituent le point focal des échanges. Comme les listes, mais probablement dans une moindre mesure, les groupes de nouvelles favorisent la création de communautés d’intérêt. Les groupes de nouvelles peuvent être comparés à des babillards publics ou aux pages des lecteurs d’un grand quotidien alors que les listes de distribution s’apparentent davantage au bulletin d’une association. En d’autres termes, à la différence des listes, les groupes de nouvelles Usenet sont là et tous sont libres de les parcourir sans avoir à s’abonner à quoi que ce soit.

La consultation des nouvelles se fait à l’aide de programmes spécialisés qui se chargent de contacter le serveur de nouvelles ou serveur Usenet et d’afficher les nouvelles. La majorité de ces programmes sont munis de mécanismes d’aide à la consultation des nouvelles. Ceux-ci sont essentiels dans le contexte de Usenet. En effet, les groupes de discussion de Usenet se comptent par milliers et dans plusieurs de ces groupes, plusieurs dizaines de messages s’échangent chaque jour. Il est donc nécessaire de disposer de logiciels de lecture capables de gérer pour nous tous ces les groupes de discussion. Ainsi, d’une séance à l’autre, ces logiciels retiennent la liste des groupes qui nous intéressent ainsi que le point courant de lecture dans chacun d’eux. De cette façon, à chacune de nos visites, nous pouvons reprendre la consultation au point où nous l’avions laissée la fois précédente. Ces logiciels rendent également possible l’envoi de réponses ou de contributions.

Les groupes de discussion de Usenet sont structurés en hiérarchies. Leur nom comporte un identifiant principal, puis une suite d’identifiants secondaires qui précisent leur thème de plus en plus finement. Dans Usenet, il y a sept racines principales : l’informatique (COMP), la diffusion d’informations relatives à Usenet (NEWS), les sciences (SCI), les questions sociales et politiques (SOC), les sujets controversés (TALK), les loisirs (REC) et pour ce qui ne s’inscrit pas dans les catégories précédentes (MISC). Ces grandes catégories se subdivisent ensuite à plusieurs reprises. Par exemple, les groupes de nouvelles relatifs à l’informatique se partagent selon qu’ils s’intéressent aux divers types d’ordinateurs (COMP.SYS, 184 groupes de discussion), aux divers langages informatiques (COMP.LANG, 63 groupes), aux divers systèmes d’exploitation (COMP.OS, 116 groupes). Chacune de ces sections peut se diviser à son tour. Par exemple, la sous-section (COMP.SYS.IBM) se divise encore en 36 groupes particuliers. On aura compris, qu’au bout du compte, le sujet traité dans un groupe de nouvelles peut être assez pointu.

Au plan de la circulation des nouvelles, chaque item des divers groupes de discussion circulera d’un serveur de nouvelles à l’autre. En fait, l’expression Usenet désigne les normes adoptées pour ces échanges. Les grandes hiérarchies de nouvelles mentionnées plus haut sont très largement distribuées et facilement accessibles. D’autres hiérarchies, parce qu’elles sont d’intérêt local ou qu’elles sont jugées moins essentielles au fonctionnement des organisations qui forment Internet ont un rayonnement plus limité. Il existe des hiérarchies de groupes de discussion universitaires, régionales, et il va de soi que ces nouvelles ne sont pas distribuées à travers le monde entier[6]. D’autres hiérarchies ne sont pas distribuées partout en raison de la nature controversée de leur contenu. C’est notamment le cas de l’immense hiérarchie de groupes de discussion ALT qui, plus ouverte que les hiérarchies traditionnelles déjà mentionnées, regroupe des milliers de groupes de discussion au sein desquels se côtoient des groupes de discussion fort utiles (entraide entre victimes de problèmes de santé), anodins (discussion sur la musique, la bière et les sports), d’un intérêt plus douteux et même d’autres encore de mauvais goût ou même offensants[7].

Parce que le lectorat des groupes de discussion est en perpétuelle évolution, il arrive que des questions élémentaires soient demandées de façon répétitive. Face à cela, les participants à de nombreux groupes de discussion ont développé au fil du temps des documents d’information regroupant les réponses aux questions les plus fréquentes. Ces documents ont pris le nom de FAQ[8] (Frequently Asked Questions) ou Fichier des questions répétitives (FQR). On trouve aujourd’hui de tels FQR sur une multitude de sujets. Collectivement, ces FQR peuvent être vus comme une encyclopédie vivante. En effet, pour qui a accès à Internet, ces fichiers constituent d’excellents points de départ pour toutes recherches sur le réseau, car en plus d’y trouver la réponse à bon nombre de ses questions, l’usager y découvrira la liste des sites documentaires les plus importants sur le sujet qui l’intéresse. Ces fichiers FAQ se situent précisément entre le monde de la communication et celui de la diffusion de l’information qui constitue la prochaine section.

1.2. Internet comme source de documentation

Au cours des années, Internet est peu à peu devenu un lieu de diffusion de la plus grande importance, il s’agit dorénavant d’une source de documentation incontournable. Ce fonds documentaire public a commencé à se constituer au cours de la deuxième moitié des années 1980. Tour à tour, sont apparues les ressources de type FTP, Gopher, Web et TELNET. Les sites d’archives accessibles par FTP sont les ancêtres des ressources documentaires que l’on trouve aujourd’hui sur Internet. Pendant longtemps, FTP était d’ailleurs synonyme de diffusion publique sur Internet. Ce n’est qu’il y a trois ou quatre ans que les deux nouvelles normes de diffusion Gopher et World Wide Web sont apparues. Quant aux services Telnet, ils existent eux aussi depuis les débuts d’Internet. Leur intérêt vient du fait qu’ils rendent accessibles les ressources informatiques éloignées. Dans les prochains paragraphes, nous présenterons ces services tour à tour.

1.2.1. Les serveurs FTP anonymes

Comme leur appellation le suggère, les logiciels FTP (File Transfer Protocol) permettent le transfert de fichiers entre ordinateurs[9]. En principe, l’établissement d’une connexion FTP exige que l’initiateur de la connexion dispose d’un compte d’usager sur la machine où il souhaite se brancher et récupérer des fichiers. Toutefois, au cours des années 1980, des administrateurs de sites Internet découvrirent qu’il était possible d’utiliser le protocole FTP pour mettre en place des services publics d’archives. Pour ce faire, des serveurs FTP ont été réglés pour accepter toutes les demandes de connexions, d’où qu’elles proviennent, pourvu que l’utilisateur la sollicitant utilise un nom d’usager convenu, anonymous, quitte à ce qu’ensuite le gestionnaire du site restreigne les privilèges de ces usagers un peu particuliers au téléchargement de certains fichiers[10].

Le projet Hermes, visant la diffusion sur Internet des décisions de la Cour suprême des États-Unis, un des premiers projets en droit sur Internet, utilisait et utilise encore la technologie des connexions FTP anonymes[11]. L’État de la Californie utilisait jusqu’à récemment la même technique pour diffuser l’ensemble de ses codes et de ses lois[12]. Bien que des moyens plus élégants et plus simples existent aujourd’hui pour diffuser sur Internet, mais la mise en place de sites FTP anonymes demeure une solution intéressante, car c’est la moins coûteuse à réaliser. Cependant, de plus en plus, cette approche est abandonnée au profit des techniques plus récentes de type Web. Les raisons de cet abandon progressif de l’approche FTP ne sont pas longues à identifier : les serveurs FTP sont dépourvus de mécanismes de repérage et l’information n’y est présentée que par le nom du fichier où elle réside. Pour utiliser un serveur FTP, l’utilisateur doit connaître le nom des fichiers qui l’intéressent et l’adresse où ces fichiers résident. Les serveurs FTP demeurent donc des systèmes documentaires extrêmement rudimentaires[13]. À cet égard, notons qu’il est possible de concevoir des vitrines utilisant d’autres technologies, comme celle des serveurs Web, pour offrir un meilleur accès à l’information résidant sur un serveur FTP. Par exemple, le Legal Information Institute de la Cornell University a conçu une interface Web qui permet d’accéder aux décisions de la Cour suprême américaine emmagasinées sur un serveur FTP à la Case Western Reserve University.

Les services FTP ont l’âge même d’Internet, c’est-à-dire, environ 25 ans. Ils ont été conçus en fonction des premiers utilisateurs d’Internet, les chercheurs, et ce n’est que tout récemment qu’ils ont été en quelque sorte détournés de leur usage initial pour établir des services de communication et de diffusion accessibles au grand public. Tout au contraire, les services que nous allons maintenant voir sont apparus dans les toutes dernières années et ils ont été conçus pour de vastes clientèles sans formation technique. Aussi n’est-il pas étonnant que leur convivialité les ait imposé extrêmement rapidement. Les services Gopher et Web ont transformé Internet. D’un univers relativement complexe à utiliser, ils en ont fait un environnement amical, agréable à parcourir. Des millions d’utilisateurs sans formation informatique ont répondu à l’appel.

1.2.2. Les serveurs Gopher

Le protocole Gopher a été développé par l’Université du Minnesota pour servir de système d’information à la communauté universitaire locale. Comme le protocole FTP qu’il remplaçait, Gopher est un protocole permettant de transférer des fichiers et, toujours comme FTP, il se compose d’un logiciel client, pour l’usager, et d’un logiciel serveur, pour le diffuseur d’information. À partir de là, bien des choses changent. D’abord, alors que les serveurs FTP n’offrent l’accès qu’à des fichiers dont on ne peut voir le contenu que lorsqu’on les a reçus sur sa propre machine, les serveurs Gopher donnent accès à une grande variété de types de fichiers dont la plupart peuvent être consultés sans même les avoir au préalable sauvegarder sur le disque rigide de son ordinateur.

L’utilisation du Gopher est beaucoup plus simple que celle des systèmes antérieurs. Dès le démarrage, le logiciel Gopher présente à son usager une liste d’éléments correspondant à ceux offerts par un serveur Gopher particulier, celui que l’on a choisi comme point de départ. Ce serveur de départ n’a toutefois pas une grande importance, puisqu’il est extrêmement facile de naviguer, c’est-à-dire, de passer d’un serveur à un autre, quel que soit le point de départ. Pour le reste, l’utilisation de Gopher exige uniquement que l’on fasse des choix dans les menus qui nous sont proposés. Le choix effectué peut conduire à un nouveau menu ou afficher le contenu de l’élément choisi à l’écran. L’utilisateur n’a jamais à fournir d’adresses ou de noms de fichier.

Le protocole Gopher a aussi contribué à unifier les ressources d’Internet. En effet, les éléments proposés par un serveur Gopher peuvent être des serveurs FTP, Telnet, Usenet et autres. Dès lors, l’usager peut utiliser Gopher pour accéder à toute la panoplie des services d’Internet. Mais plus encore, un service de repérage faisait son apparition avec l’arrivé d’un autre protocole de distribution de l’information, WAIS. Pour la première fois un mécanisme d’indexation dépassant l’indexation des seuls noms de fichiers était disponible sur Internet. Le recours à WAIS permettait aux utilisateurs de formuler des requêtes booléennes simples relativement au contenu des fichiers. Aujourd’hui, il reste peu de chose de WAIS comme système d’information, mais les mécanismes d’indexation qu’il comporte sont toujours utilisés pour permettre le repérage dans les environnements Gopher et Web.

Pour la diffusion de la documentation juridique sur Internet, l’arrivée de ces protocoles, Gopher et WAIS, a eu une grande importance. Les sites dépourvus de mécanismes de repérage comme le serveur FTP de la Case Western Reserve University allaient laisser la place à une nouvelle génération de serveurs documentaires comme celui de la Cornell Law School mettant en oeuvre la technologie de Gopher puis celle du Web.

1.2.3. Les serveurs Web

À peine deux ans après leur apparition, quand les serveurs Gopher ont commencé à être largement disponibles et connus, leur croissance fut interrompue par l’arrivée d’une technologie supérieure, les services de type World Wide Web ou serveurs Web. Développé au Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire (CERN) par une équipe dirigée par Tim Berners-Lee, le protocole WWW avait pour objectif de permettre à des physiciens disséminés dans plusieurs laboratoires d’échanger leurs résultats, qu’il s’agisse de textes ou d’images[14]. Très rapidement, il est apparu que la technologie développée permettait non seulement la distribution et l’échange entre physiciens, mais elle pouvait offrir les mêmes avantages dans n’importe quel domaine.

Pour l’usager, l’arrivée du Web amène deux innovations capitales. Premièrement, les documents diffusés sont munis de liens hypertextes[15]. Il devient ainsi possible de parcourir d’immenses ensembles documentaires disséminés d’un bout à l’autre du monde mais néanmoins directement reliés. C’est cependant la seconde caractéristique des serveurs Web, soit l’affichage graphique, qui a transformé Internet en phénomène médiatique. Les serveurs Web affichent leur contenu dans des pages colorées comportant tout le graphisme que l’on souhaite. Des sites d’information conçus par des designers professionnels et des amateurs talentueux ont vu le jour et ces sites ont concrétisé comme jamais auparavant la richesse des contenus disponibles sur Internet et ce que pouvait devenir une inforoute[16].

Ces deux caractéristiques, liées à celles que l’on trouvait déjà avec les serveurs Gopher ont transformé profondément Internet. D’un réseau qui réservait ses meilleures ressources aux techniciens avertis et aux passionnés d’informatique, nous sommes passés en deux ans à peine à un réseau que tous, même ceux qui n’ont aucune connaissance de l’informatique, peuvent utiliser. La croissance des services Web a été foudroyante. Apparue à la fin de 1992, la technologie des serveurs Web avait été utilisée pour la mise en place de 300 serveurs au début de 1994. Six mois plus tard, on en comptait plus de 3 000 et il s’en ajoutait plus d’une douzaine par jour. Aujourd’hui, en mars 1996, on compte près de 80 000 serveurs Web[17].

1.2.4. Les services Telnet

Le protocole Telnet[18] date de la même époque que le FTP que l’on a vu précédemment. Il permet, quant à lui, la connexion à des ordinateurs éloignés. Avec le protocole FTP et le courrier électronique[19], il constituait, à l’origine, l’un des éléments essentiels pour le partage de ressources informatiques éloignées. Par la suite, Telnet a commencé à être utilisé pour diffuser l’information. Succinctement, le protocole Telnet permet de se brancher sur un ordinateur éloigné et de l’utiliser comme si c’était le nôtre. Bien que, d’une certaine façon, le protocole FTP permette lui aussi de se brancher sur un ordinateur éloigné, la connexion FTP ne permet que le transfert de fichiers, alors que celle établie avec Telnet permet d’y utiliser des programmes.

Pour la clientèle juridique d’Internet, le protocole Telnet offre divers avantages. Tout d’abord, il permet de consulter sans se déplacer les catalogues des grandes bibliothèques universitaires et gouvernementales[20]. En deuxième lieu, le protocole Telnet permet de rejoindre par Internet les grandes banques de données commerciales comme Westlaw, Lexis et QuickLaw[21]. Ces entreprises, qui offraient déjà des services d’information accessibles par les réseaux publics de type DATAPAC, ont récemment choisi de donner accès à leurs services au moyen de Telnet depuis Internet. Finalement, les connexions Telnet sont également intéressantes en raison des possibilités de télétravail qu’elles offrent. Si son organisation dispose de serveurs Telnet, il est possible de se brancher sur son compte depuis n’importe lequel des millions d’ordinateurs rattachés à Internet. Par exemple, en congrès à San Francisco, un usager peut accéder à son ordinateur à Montréal pour consulter son courrier électronique et ses dossiers.

1.3. L’espace informationnel sur Internet

Les serveurs d’archives FTP, les serveurs Gopher et Web ainsi que les services de type Telnet offrent collectivement une quantité phénoménale d’information. Parmi ce groupe ce sont les serveurs Web qui constituent la source la plus riche et la plus variée.

La richesse ressort tout particulièrement lorsque l’on considère les informations disponibles dans un champ structuré du savoir comme le droit ou la médecine, alors que la variété se révèle, quant à elle, lorsque, comme un journaliste du Wall Street Journal (WSJ) le faisait récemment, on s’intéresse à des sujets quotidiens se situant à l’extérieur des domaines de connaissances balisés et reconnus. Selon le relevé du WSJ, il y aurait actuellement sur Internet plus de 5 000 sites Web offrant des informations reliées au sport, dont 750 pour le seul base-ball. Cette popularité du base-ball n’empêche cependant pas les sports moins bien connus comme la tauromachie d’obtenir une certaine diffusion. En effet, six sites se consacrent aux activités tauromachiques. Par ailleurs, 25 sites traitent de triathlon, 43 de lutte et ainsi de suite[22]. Le WSJ n’est pas seul à s’intéresser à Internet. Selon le bulletin Seybold — Report on Publishing Systems, 42 % des quotidiens à travers le monde disposent maintenant d’un site Web sur Internet.

Malgré l’exemple choisi par le WSJ, les concepteurs de sites Web ne s’arrêtent pas au monde du sport. Une rapide consultation du populaire index de sites Web Yahoo[23], nous apprend que sur Internet au moins 445 sites sont dédiés à l’activité dramatique, 1 000 s’intéressent à la photographie, 710 à la protection de l’environnement, 97 au folklore, 3 781 à divers contenus religieux, 901 à l’automobile, 180 au jardinage. Du côté juridique, le même site Yahoo dénombre 907 sites Web. Parmi eux, on trouve 129 facultés, 45 périodiques, 20 instituts de recherche et 671 firmes juridiques. En outre, on apprend que 14 sites sont reliés aux tribunaux fédéraux américains et 15 aux tribunaux d’États. Au plan législatif, Yahoo dresse la liste de 49 sites reliés aux diverses chambres des représentants, 43 aux divers sénats ainsi que 12 spécialisés dans la diffusion des textes législatifs. Les décisions de la Cour Suprême américaine ainsi que celles des 13 cours d’appel de circuit sont disponibles sur Internet.

Sur le plan canadien, une étude comparable peut être faite à partir des répertoires de la Bibliothèque virtuelle en droit canadien de la Faculté de droit de l’Université de Montréal[24]. On y dénombre plus de 200 liens vers des ressources directement pertinentes pour les juristes canadiens. Parmi ces sites, 32 proviennent des divers gouvernements, 24 des facultés et centres de recherche en droit, 36 des firmes juridiques, 11 des éditeurs et 5 de diverses chambres professionnelles. Sur un plan plus qualitatif, parmi les ressources gratuitement disponibles en droit canadien sur Internet, on peut mentionner la collection complète des décisions de la Cour suprême du Canada depuis 1993, l’ensemble des lois fédérales, celles de deux provinces canadiennes la Colombie-Britannique et l’Ontario ainsi que celles du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest[25]. Le contenu de plusieurs revues juridiques est même d’ores et déjà disponible. C’est le cas de la WCELRF Newsletter, de CyberNews et de la Revue Juridique Thémis[26].

Poursuivons ce bref panorama à l’aide de chiffres faisant voir la croissance de l’utilisation d’Internet par les juristes et les personnes intéressées au droit canadien. Les statistiques d’utilisation des ressources Internet du plus vieux site Internet pour le droit au Canada sont révélatrices à cet égard. Lors de leur première année d’opération, en 1994, les sites FTP, Gopher et Web du Centre de recherche en droit public ont traité globalement 50 000 transactions. En 1995, c’est plus de 2 300 000 transactions qui furent acceptées sur le seul serveur Web du CRDP, soit en moyenne 200 000 transactions par mois. Mais la croissance c’est poursuivie, en effet, pour le seul mois de mars 1996, le nombre de transactions a atteint le demi-million.

Pour terminer, ajoutons encore quelques chiffres pour illustrer, cette fois, la taille elle-même du réseau. Selon l’Internet Society, le réseau regrouperait actuellement 10 M ordinateurs, soit cinq fois plus qu’en janvier 1994. Environ 400 000 de ces ordinateurs sont situés au Canada et 150 000 en France. Toujours selon cet organisme, le nombre d’ordinateurs reliés à Internet devrait atteindre 100 M vers l’an 2 000.

Internet est devenu une des réalités incontournables de notre monde moderne et il n’est plus possible de douter qu’il s’agit d’un phénomène d’importance pour le droit. D’une part, le droit se préoccupe d’Internet et, d’autre part, le droit risque d’être lui-même influencé par le réseau et les nouvelles technologies de l’information qui l’accompagne.

2. Les enjeux liés à Internet

Il est inévitable que l’arrivée soudaine d’un tout nouvel environnement de communication et de diffusion génère bon nombre de questions, même si plusieurs d’entre elles sont connues et résolues depuis longtemps dans l’environnement matériel plus traditionnel. Toutefois, dans l’environnement nouveau ces problématiques resurgissent sous de nouvelles formes et appellent un nouvel examen. À cet égard, deux types de questions au moins doivent être abordées. Il faut certes considérer, au moins brièvement, les divers enjeux juridiques qui se posent dans l’environnement dématérialisé d’Internet. Non pas pour les résoudre, ni même pour en exposer tous les détails, ce n’est pas ici notre propos; mais plutôt, pour illustrer de façon un peu impressionniste l’importance qu’a pris cette révolution technologique pour le milieu juridique. En second lieu, il faut aussi considérer les impacts d’Internet et de l’inforoute sur la vie juridique elle-même. En effet, la création d’espaces informationnels transnationaux et l’apparition de moyens dématérialisés d’échange ne sera pas sans effet sur la pratique du monde juridique.

2.1. Les enjeux juridiques

Au plan juridique, quatre enjeux retiendront notre attention. Il y a d’abord la problématique largement médiatisée liée à la circulation dans l’espace électronique de contenus prêtant à controverse ou faisant l’objet d’interdictions nationales. La protection de la vie privée inquiète, elle aussi, bon nombre de citoyens dans ce monde où les données transactionnelles s’accumulent le plus souvent sans contrôle. La protection des droits des créateurs suscite également des inquiétudes car dans ce monde d’inforoutes une oeuvre peut traverser de multiples frontières quasiment instantanément et être reproduite sans limites. Enfin, le développement du commerce sur l’inforoute suscite aussi beaucoup d’intérêt. De ce côté, les espoirs dépassent les inquiétudes, mais toutes ces questions suscitent actuellement de fort nombreuses études et réflexions.

Il en va ainsi notamment de la protection de la dignité des personnes à l’égard des propos et contenus haineux ou offensants. Sur ce point, il faut d’abord observer que ce qui était hier inadmissible sur papier demeure inacceptable, à l’heure d’Internet, sous forme de fichiers électroniques; cela va de soi. Néanmoins, des difficultés nouvelles surgissent d’abord du fait de la nature internationale d’Internet. Ainsi, ce qui est admissible dans un pays donné, ne l’est pas nécessairement ailleurs. Or, on le sait bien, Internet ne connaît pas de frontières. Il y a donc, outre les traditionnels arbitrages entre la liberté d’expression et censure, le problème plus nouveau lié au contrôle de la circulation et de l’accès à ces contenus controversés dans un univers électronique global. Par ailleurs, même dans le cas des contenus faisant assez clairement l’objet de dispositions pénales, il faut encore clarifier les rôles de chacun et identifier leurs responsabilités. Comment, par exemple, qualifier le rôle du revendeur d’accès à Internet face à la présence de contenus inacceptables sur ses ordinateurs serveurs?

Deuxièmement, la protection de la vie privée préoccupe beaucoup nombre de chercheurs et d’importantes couches de la population. Ce problématique prend une importance nouvelle du fait de l’apparition de systèmes capables d’enregistrer et de mettre en relation aisément les millions de transactions qui seront faites sur l’inforoute. En effet, dans ce nouvel univers électronique plus qu’ailleurs, les systèmes ont de la mémoire. Par exemple, un logiciel de gestion du courrier électronique conserve un journal plus ou moins détaillé des messages expédiés. Pire, certains employeurs estiment avoir un droit d’accès aux messages électroniques échangés sur leurs réseaux. Au-delà du courrier électronique, ce sont l’ensemble des logiciels serveurs sur Internet qui peuvent accumuler des journaux de transactions. Ainsi, les logiciels serveur FTP, Gopher et Web produisent des fichiers qui permettent la conservation d’une trace détaillée de leurs transactions. Il y a lieu de d’identifier les moyens les plus adéquats pour assurer que les normes de protection de la vie privée adoptées par de nombreux pays industrialisés trouvent leur écho dans ces nouveaux environnements.

Par ailleurs, pour mieux assurer la protection de leur vie privée, certains estiment essentiel de pouvoir garantir la confidentialité de leurs échanges par des procédés cryptographiques. D’autres encore réclament le droit de pouvoir communiquer de façon anonyme. Aux États-Unis, de nombreux groupes de pression s’opposent aux récentes activités législatives visant à faciliter l’interception des communications personnelles par les forces de l’ordre dans certaines circonstances particulières.

En troisième lieu, la protection de la propriété intellectuelle fait aussi face à de nouveaux défis dans le monde dématérialisé de l’inforoute. Il faut notamment s’assurer que les auteurs des oeuvres qui circulent sur Internet soient justement rémunérés. Plusieurs estiment que seule une bonne protection législative contre la copie et la contrefaçon peut offrir les garanties suffisantes pour que les auteurs et les divers propriétaires d’oeuvres acceptent d’utiliser l’inforoute. Faut-il dans ce contexte considérer l’affichage à l’écran d’un texte, d’une photo comme une reproduction, une contrefaçon? Comment assurer la rémunération des auteurs dans le monde d’Internet où les utilisateurs ont pris l’habitude d’accéder gratuitement aux services disponibles?

Certains prétendent que les contenus actuellement disponibles sur Internet sont à peu près sans valeur et que seuls sont valables les oeuvres et les documents distribués par les circuits commerciaux traditionnels. Toutefois, ceux qui connaissent mieux les nouveaux espaces électroniques ont déjà pu constater que la réalité est plus complexe, que de nouveaux canaux de diffusion apparaissent et que seule leur analyse détaillée pourra permettre d’élaborer le cadre juridique capable d’assurer une juste rétribution des auteurs sans faire obstacle à la libre circulation des contenus qui a jusqu’à maintenant caractérisé ces lieux innovateurs.

En lien avec les droits des créateurs, il faut relever le réexamen du droit d’auteur de l’État, ou de la Couronne, en matière de documents juridiques officiels qu’a provoqué le développement d’Internet. C’est une question chaudement débattue au Québec, au Canada et dans de nombreux autres pays. Plusieurs estiment que ce droit d’auteur un peu particulier restreint la circulation de textes que pourtant nul n’est censé ignorer; d’autres, au contraire, l’estiment essentiel pour que puisse être créé un marché de l’information juridique suffisamment rentable pour y intéresser les entreprises. La question est loin d’être réglée. En effet, plusieurs questions liées à la circulation des informations produites par l’État se posent. Par exemple, est-il raisonnable d’octroyer des concessions exclusives de diffusion de certains textes juridiques officiels à des entreprises privées? Les nouvelles possibilités de diffusion qu’offre Internet obligent-elles moralement nos États à rendre leurs principaux textes juridiques officiels disponibles à l’aide des nouveaux médias électroniques publics? La résolution de ces questions est difficile, car elle met en cause, dans certains pays, des sociétés qui sont établies dans la télématique juridique alors que cette activité relevait de la prouesse technique. Maintenant que la diffusion des documents juridiques est devenue simple et peu coûteuse, ces entreprises habituées de vivre de la vente au détail des oeuvres de l’État ont de la difficulté à concevoir de nouveaux plans d’affaires davantage orientés vers une réelle valorisation des documents qui seule peut justifier leur existence.

Finalement, le développement du commerce électronique sur les inforoutes reste dans une bonne mesure à faire et plusieurs juristes travaillent à l’élaboration du cadre qui fournira aux consommateurs et aux entreprises les garanties nécessaires à la conduite de transactions à grande échelle; car, en effet, bien que, selon certaines études, plus de 2,5 M de nord-américains aient déjà transigé sur Internet, plusieurs problèmes subsistent. Sur Internet, l’acheteur a plusieurs motifs d’inquiétude. L’entreprise dont il visite le site Web est-elle fiable? Les informations confidentielles transmises lors de la transaction seront-elles interceptées entre son domicile et le commerce visité? Recevra-t-il le bien commandé? Pourra-t-il le renvoyer, s’il s’avère non satisfaisant?

L’étude des solutions à ces divers problèmes dépasse largement notre propos. Toutefois, comme on s’en rend compte, les défis que posent les nouveaux environnements électroniques au droit sont considérables. Ils sont en fait à la mesure du changement qu’introduisent les nouveaux lieux électroniques. Les solutions les plus probables résulteront de la combinaison de divers modes d’intervention, codes de conduite, auto-règlementation de l’industrie et interventions législatives.

2.2. Les enjeux pour la vie juridique

La vie juridique connaîtra très certainement de nombreuses transformations du fait de l’apparition des nouveaux espaces électroniques. Nous ne mentionnerons ici que trois d’entre elles : le décloisonnement des connaissances juridiques; la généralisation du texte électronique et, enfin, l’émergence de nouveaux modes d’échanges chez les juristes.

L’apparition d’Internet et le développement d’un espace électronique global rapprochera les systèmes juridiques les uns des autres. En effet, même à l’étape actuelle alors que les réseaux électroniques sont encore bien limités, il n’a jamais été plus facile d’accéder à la jurisprudence américaine ou australienne. Un juriste doté d’un accès à Internet, quelle que soit sa nationalité, peut trouver, sans formation préalable, toutes les décisions de la cour suprême et des diverses cours d’appel américaines. Le juriste français ne sent peut être pas encore l’intimidante présence des ces masses documentaires, protégé qu’il est par les différences de langue et de culture, mais d’un point de vue canadien ou québécois, le droit américain n’a jamais été si proche. Les textes législatifs, la jurisprudence, les polémiques doctrinales américaines arrivent sur nous de toutes parts. Il semble que le brassage accru des cultures juridiques sera une des premières conséquences sur le droit de la mise en place des inforoutes. Notons au passage, que la passivité de nos gouvernements face à la diffusion de nos patrimoines juridiques peut, à tout le moins dans un premier temps, donner à ce brassage l’allure d’une acculturation à l’american way of life.

Des commentaires semblables peuvent être faits au plan interdisciplinaire en observant le rapprochement entre les fonds documentaires juridiques et ceux des autres disciplines. La bibliothèque de droit traditionnelle se limitait essentiellement aux ouvrages juridiques. De façon bien différente, les nouveaux espaces documentaires qui s’élaborent autour d’Internet offrent côte à côte des sites spécialisés en droit, des collections en sciences sociales, en médecine ou en psychologie. Les mécanismes de recherche d’Internet repèrent globalement les informations de quelque horizon qu’elles viennent. Il est fort possible qu’à l’usage de ces nouveaux lieux, la distinction entre les sources documentaires selon leur provenance et leur qualité s’amenuise. Il y là un autre rapprochement — ou un deuxième brassage de culture — qui sera éventuellement induit par l’arrivée des espaces électroniques.

Un deuxième impact des nouveaux environnements électroniques est à prévoir du côté des échanges entre juristes. En effet, malgré l’utilisation croissante de l’informatique pour les fins de l’administration judiciaire, malgré une informatisation encore plus importante des firmes d’avocats, sans rien dire de celle des bureaux d’huissiers, l’échange électronique de documents juridiques, pourtant créés partout à l’aide d’ordinateurs, se fait toujours attendre. L’information juridique sur support électronique, pourtant si facile à réutiliser dans sa forme première, est encore, le plus souvent, imprimée sur papier, puis expédiée sous enveloppe à un autre intervenant qui devra bien souvent la ressaisir sur son ordinateur avec les risques d’erreurs que cela comporte pour l’utiliser. Pourtant, les bénéfices que pourraient apporter l’échange électronique des documents juridiques sont bien connus, diminution des délais, des erreurs et des coûts.

La mise en oeuvre d’échanges électroniques en contexte juridique présente cependant des défis particuliers. Il faut notamment prendre en compte la nature souvent litigieuse des relations entre les divers partenaires. Les solutions élaborées doivent en conséquence prévoir un cadre offrant toutes les garanties nécessaires quant à la protection des divers intérêts dans un contexte où le désaccord est inhérent. Le cadre élaboré doit également ménager l’espace informationnel nécessaire pour permettre la circulation de documents structurés beaucoup plus librement que ceux échangés en contexte commercial. L’échange électronique d’informations juridiques impose donc à la fois une plus grande sécurité transactionnelle et une plus grande souplesse pour l’expression des informations échangées. Un tel environnement d’échange peut être mis en place; les solutions sont disponibles. Nous disposons de normes pouvant servir à la modélisation des messages circulant entre les partenaires, il faut en particulier penser ici au SGML (Standard Generalized Mark-up Language, ISO-8879). La sécurité peut également être assurée par des techniques cryptographiques bien connues, comme cryptographie à clé publique. En somme, la technologie est disponible et les bénéfices peuvent être considérables. Nous ne pouvons que prévoir le développement prochain d’échanges électroniques entre juristes. Notons enfin que le développement de ces échanges entre juristes ne peut que favoriser la rentabilité des professions juridiques et augmenter l’accessibilité du conseil juridique.

Une troisième et dernière transformation du droit peut venir de la domination de plus en plus certaine du média électronique pour la gestion de l’information juridique. En effet, au cours des quinze dernières années, nous sommes progressivement passés d’un univers centré sur le document papier à un monde où le document électronique joue un rôle dominant. En fait, aujourd’hui, dans la plus part des cas, deux supports matériels complémentaires coexistent : d’une part, les collections papier et, d’autre part, les divers médias électroniques. Si le papier demeure irremplaçable pour la lecture studieuse, il cède néanmoins progressivement la place à son vis à vis électronique pour la conservation, le repérage et la réutilisation. Il faut voir que l’utilisation des médias électroniques transforme notre relation à l’information, de nouvelles attentes naissent. Par exemple, nous recherchons aujourd’hui des systèmes qui facilitent le repérage. Or, il serait possible de soutenir que l’utilisation de ces systèmes modifie l’image que l’on se fait du droit. Certains, comme Ethan KATSH, estiment que le média influence considérablement le contenu et que le droit est particulièrement sensible à cet égard. Selon cet auteur américain, il faut prévoir que, dans un monde où l’information est malléable, où elle circule instantanément et ne connaît pratiquement pas de frontières, le droit et la vie juridique soient profondément transformés[27].

Conclusion

Il n’est plus raisonnable de douter de l’importance d’Internet. Qui en effet banaliserait le fait de pouvoir depuis son domicile visiter les grands musées du monde, consulter les quotidiens étrangers et de façon plus pragmatique d’accéder aux vitrines commerciales de dizaines de milliers d’entreprises? Si l’apparition d’un tel environnement laisse froid, que faudra-t-il pour vaincre ce scepticisme. Il faudra sans doute ajouter, qu’au surplus, Internet n’est pas qu’un lieu de diffusion mais aussi un lieu de communication et qu’il est dès à présent possible d’y faire parvenir des messages à près de 50 M de destinataires dans une centaine de pays. Jointes, ces deux facettes d’Internet, la circulation de l’information et l’acheminement des communications, devraient convaincre. Ensembles, elles font de ce réseau un lieu public sans pareil, où s’expriment tant les entreprises, les institutions, que les individus.

La signification de ce nouvel espace pour le droit n’est pas négligeable. Il s’agit, c’est peut-être là l’aspect le plus évident aujourd’hui, d’une ressource documentaire incontournable. Cependant, dans un proche futur, ce sera sans doute la globalité de cet espace de communication qui retiendra l’attention des juristes. Mais, à plus long terme, ce sont les effets sur le droit qui suscitent espoirs ou inquiétudes.